La saga Abe Saperstein – Part 3 : les controverses persistent, mais le succès aussi
Le 07 août 2022 à 15:35 par David Carroz

Ils étaient grands, athlétiques et afro-américains. Lui, petit, gros et blanc. Comment faire plus opposés que les Harlem Globetrotters et leur propriétaire, Abe Saperstein ? Pourtant, cet ensemble d’antagonismes, de différences a abouti à une réussite exceptionnelle, qui rythme encore la planète basket au son de Sweet Georgia Brown. Pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire, ce succès est celui de ce petit homme rond à la langue bien pendue qui a mis sur pied l’un des plus grands shows de l’histoire.
Maintenant qu’il est le propriétaire des Harlem Globetrotters, Abe Saperstein ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Certes, son équipe attire les foules, mais il en veut toujours plus. Sa première cible s’appelle les New York Renaissance. Avant de s’attaquer à de plus gros morceaux encore pour s’affirmer comme le boss du basketball.
Abe Saperstein vs Bob Douglas
Sur les parquets, la réussite des Trotters, et donc du business de Saperstein, ne souffre d’aucune contestation. Enfin presque. En 1939, il doit toujours vivre dans l’ombre des Rens, et cela l’obsède de plus en plus. Il poursuit donc son entreprise médiatique en réclamant une rencontre face au hommes de Bob Douglas. Mais lorsque l’équipe d’Harlem se dit prête à botter les fesses des Globetrotters où ils veulent, quand ils veulent, il est bizarrement victime d’une extinction de voix puisqu’il n’apporte aucune réponse. Finalement, c’est le World Pro Basketball Tournament de 1939 – sa première édition – qui va imposer la confrontation. Remportée par les Rens. Un coup d’arrêt dans les ambitions de Saperstein, même s’il minimise la défaite pendant une année. Le temps d’avoir sa revanche.
Si certains rumineraient une telle défaite, Abe Saperstein n’est pas de ce moule. Avec sa détermination habituelle, il se remet en selle. Pas question d’abandonner les rêves de grandeur. Si ses joueurs accusent potentiellement le coup puisqu’ils sont en vacances à la fin du tournoi avant de retrouver leur maillot de longues semaines plus tard, le boss des Trotters vaque à ses autres occupations estivales, entre préparation de la saison suivante et la Negro Baseball League dans laquelle il s’investit également. Pas le temps de niaiser.
Surtout qu’il faut aussi revoir l’effectif des Trotters, quitte à le bouger en profondeur, pour pouvoir lutter avec les Rens. Exit donc les joueurs les moins physiques. Une nouveauté. Jusqu’à présent, Abe s’était toujours appuyé sur un meneur de petite taille, sorte de projection mentale du joueur qu’il s’imaginait être. Mais cela ne peut pas suffire. Le roster est chamboulé, la saison est passée avec comme seul objectif d’être prêts pour une éventuelle revanche. Et les travaux paient. Lors de la seconde confrontation face aux Rens, toujours au WPBT, les Trotters s’imposent d’une petite unité. Puis vont chercher le titre deux rencontres plus tard. Saperstein est aux anges. Non seulement son équipe est considérée comme la meilleure du monde, mais ce succès lui permet de faire encore plus de publicité. De mieux se vendre pour enfin jouer dans des grandes salles, pas seulement les parquets médiocres des villes paumées.
Un fossé de plus en plus grand avec les joueurs
L’organisation des Trotters continue de se développer. De plus en plus de salariés gravitent autour de l’équipe pour gérer l’empire sportif d’Abe, bien plus imposant que son Black Five. Il touche à de nombreuses disciplines, à des intérêts dans diverses équipes. Mais les succès et la notoriété accentuent encore plus le fossé entre Saperstein et ses joueurs. De plus en plus confiant et à l’aise, il n’hésite pas à s’accaparer l’entière réussite de l’équipe. Il s’attribue le mérite des victoires, parfois en utilisant des propos peu flatteurs pour les ballers des Trotters. Avec stéréotypes sur les Noirs, qu’ils soient positifs ou négatifs.
Il s’éloigne de plus en plus de ses joueurs. Ne partage plus les mêmes moyens de transports ou hôtels. Preuve qu’il ne se considère définitivement plus comme un des leurs. Il est leur propriétaire, avec ce que cela implique vis à vis de l’histoire afro-américaine
Et cette représentation des Globetrotters développée par Abe Saperstein trouve un écho dans la société et la foule qui se déplace pour les voir jouer. Les matchs en mode minstrel show sont la norme et plus personne ne se cache pour reconnaître que l’équipe joue sur les clichés raciaux. Peu importe pour le boss, qui voit que les salles sont pleines, que la hype est totale et que les revenus continuent de gonfler. Avec le recul, son attitude est critiquable à juste titre. Pourtant, il passe pour quelqu’un d’ouvert sur les questions raciales à l’époque. Lui-même en est convaincu, il offre des opportunités à ses joueurs, chose que peu d’autres font dans les forties. Surtout, il va puiser dans le vivier du Sud, de plus en plus, pour alimenter son équipe quand le basketball tourne plutôt autour des grandes villes du Nord est, voire du Midwest.
Grossir en temps de guerre
Malheureusement pour Saperstein, son ambition est rapidement refroidie par l’entrée en guerre des États-Unis. Les divertissements sont mis de côté, le rationnement bride les équipes de barnstorming et certains joueurs s’engagent dans l’armée. Un coup de frein donc, mais pas un coup d’arrêt puisque ce cher Abe Saperstein a plus d’un tour dans son sac. Les tournées passent désormais par les casernes, pour divertir les soldats, leur donner le moral et donc participer ainsi à l’effort de guerre. Tout en profitant de telles haltes pour faire le plein.
Bien entendu, ces matchs de charité contre des équipes militaires permettent de reverser des fonds pour de nombreuses causes.. Mais tout le monde ne mord pas à la stratégie des Globetrotters. D’une part car certains politiques se demandent pourquoi de jeunes hommes assez en forme pour tâter la gonfle ne sont pas dans l’armée, chose à quoi Abe répond qu’ils sont réformés. Dans sa mesure habituelle, il insiste même sur le fait que ce sont ses frères, eux-mêmes engagés, qui lui ont dit de poursuivre les tournées parce qu’ils pensent que le sport peut faire du bien aux troupes.
Autre souci soulevé, le projet n’est pas aussi patriotique ou humanitaire que décrit. En effet, si Abe Saperstein reverse bien une partie des recettes, il en conserve tout de même plus de la moitié à chaque fois dans sa poche. Et quand de nombreuses équipes vivent des années de vaches maigres, les Globetrotters ne rencontrent aucune difficulté. Si bien qu’à la sortie du conflit, la formation de Saperstein est en situation de force. Abe complète d’ailleurs l’organisation pour disposer d’une aide supplémentaire dans les bureaux en prévision des nouvelles échéances.
Abe Saperstein tient le basketball professionnel
Il faut dire que dans son ouvrage, Abe Saperstein a éteint toute concurrence. Aucun Black Five n’a l’envergure des Trotters. Même en dehors de la communauté afro-américaine, difficile d’imaginer une autre équipe de barnstorming disposer d’un impact et d’une renommée aussi grands que ceux des Trotters. Et dans le balbutiement des premières ligues professionnelles de basketball, la situation financière des franchises ne poussent pas à l’optimisme.
La National Basketball League n’existe que dans des villes de seconde zone et galère pour trouver son public. La Basketball Association of America est certes plus ambitieuse à partir de 1946, mais quatre de ses onze équipes d’origine mettent la clef sous la porte après la première saison. Elle tient uniquement parce que Saperstein est de la partie, en organisant des double headers où les Trotters jouent un premier match avant la rencontre officielle. De quoi garnir les salles et faire rentrer un peu d’argent.
Logiquement, les Harlem Globetrotters sont considérés comme la meilleure équipe au monde. Une juste reconnaissance qui va finalement lancer le déclin sportif des Trotters, quand bien même l’empire de Saperstein va garder sa hype plus longtemps.
Qui finalement le court-circuite
Tout commence quand Max Winter, proprio des Lakers et ami d’Abe Saperstein refuse de voir sa franchise être oubliée au sommet. Pour lui, dire que les Trotters sont meilleurs que ses Minneapolis Lakers est faux. Pour le prouver, il s’arrange avec son pote pour mettre sur pied une confrontation en 1948. Alors oui, il y a une question de suprématie sportive. Mais les deux hommes voient surtout l’occasion de faire du business avec une rencontre qui va attirer du monde et remplir leurs poches. Une réussite, encore plus pour Saperstein puisque les siens s’imposent, avant de remettre le couvert l’année suivante lors de la revanche.
Abe est aux anges. En plus de couronner son équipe, la deuxième manche est le théâtre d’une couverture télévisuelle. Absorbé par ce succès, il ne sent pas la menace qui pointe le bout de son nez avec les fifties. Pour lui qui aime les spotlights, voir que le petit écran – et bientôt le grand – s’intéresse à lui à travers les Globetrotters, difficile de ne pas se sentir grisé. Côté sport, il met sur pied un nouvel événement avec les World Series of Basketball – tournée où les meilleurs universitaires du pays se frottent aux Trotters – en 1950. Le tout en réfléchissant de plus en plus à bouger en dehors des États-Unis pour toucher d’autres marchés. Mais à l’intérieur même des frontières, une secousse venue de la NBA va toucher les Globetrotters cette année-là.
Lors de la Draft, les Boston Celtics sélectionnent Chuck Cooper. Abe enrage. Lui qui a maintenu financièrement à flot la NBA – depuis sa version BAA – voit la Ligue lui piquer des joueurs. Ses joueurs, puisque depuis quelques années, il a le monopole du recrutement des Afro-américains. Il menace de ne plus aller au Boston Garden en représailles – a priori des paroles en l’air, les Trotters ayant bien évolué à Boston cette saison-là. Sa réaction peut s’expliquer en outre par d’autres questions politiques, en dehors de sa mainmise sur le basketball afro-américain. Depuis plusieurs années, il rêve d’avoir sa franchise au sein de la Ligue. Et alors qu’il pensait l’obtenir en rachetant les Chicago Stags en faillite cette année-là, le deal capote, selon lui à cause de la NBA.
La barrière raciale se fissure et Earl Lloyd ainsi que Nathaniel “Sweetwater” Clifton rejoignent Chuck Cooper dans la Ligue. Trois joueurs ayant porté le maillot des Harlem Globetrotters. Mais derrière le discours de façade de Abe Saperstein, la réalité diffère. Contrairement à Cooper et Lloyd, Clifton n’a pas été drafté. C’est bien le boss des Trotters qui a vendu son contrat au New York Knicks, sans même l’accord de Sweetwater. S’il doit laisser filer ses pépites, autant qu’il s’y retrouve financièrement. Bien que cette ouverture l’agace, il ne peut pas oublier qu’il a un business à faire tourner. Et donc malgré le ressentiment envers la Ligue, cela ne rejaillit pas sur sa relation avec les joueurs qu’il supporte dans leur nouvelle aventure. Tout en profitant parfois de leur présence lors de l’intersaison.
Au début des fifties, les Harlem Globetrotters semblent au sommet. Mais Abe Saperstein doit faire face à une nouvelle concurrence, la NBA s’ouvrant aux basketteurs afro-américains. Un nouveau challenge pour lui, même si l’impact reste mineur les premières années. Surtout qu’en termes de hype, il n’y a pas photo entre son équipe reconnue et médiatisée par rapport à une ligue encore peu développée.
Source : Spinning the Globe: The Rise, Fall, and Return to Greatness of the Harlem Globetrotters de Ben Green