Pacte avec le diable : le destin macabre des “bêtes de foire” en NBA
Le 19 janv. 2014 à 19:00 par Leo
Diverses sources de motivation nous poussent chaque jour à cultiver notre passion pour la NBA, ce lien si privilégié qui nous unit sensiblement, d’une manière universelle. Intimement travaillées, elles naissent souvent par hasard, à leur origine, puis trouvent un sens qui se veut propre en chacun de nous : un joueur en particulier peut nous initier aux délices de ce sport, une franchise choisie par le biais de sa représentation historique, une action de rêve qui nous fait lever de notre siège sans que l’on s’en rende compte… Plus que tout, bien que difficile à décrire, notre passion est rythmée par les coups d’éclat répétés de joueurs qui n’ont de cesse de nous émouvoir et de forcer notre admiration tout au long de leur carrière. En quelque sorte, ils symbolisent le reflet de nos fantasmes, ce personnage que nous avons toujours rêvé de devenir, notre alter ego dessiné par nos désirs, si proche de nos cœurs qu’il en est insaisissable…
Bien curieusement, nos yeux se rivent vers un inattendu aux premiers abords repoussant qui, à mesure que les piliers de notre passion se délimitent et que l’on découvre ce qui nous fascine réellement, se veut intéressant à analyser, à comprendre et à aduler, bien plus que les joueurs conformément placés au sommet de la reconnaissance formatée par la NBA. Ce sentiment contradictoire, personne ne le personnifie mieux que ceux que l’on appelle, assez vulgairement mais d’une manière aussi triste qu’elle en est juste, les “freaks”, les “bêtes de foire” de la ligue. Cette dénomination ne vous surprend pas ? Bien sûr que non. Vous les connaissez mieux que quiconque car vous les repérez entre mille. Elles vous amusent, vous divertissent. Vous pouvez les moquer à volonté sans que cela ne choque votre ami de droite qui rit aux éclats tout comme vous devant un 360-lay up manqué en contre-attaque. Elles vous fascinent autant qu’elles vous dégoûtent. Vous les réclamez, vous les attendez afin de passer un bon match. Presque, vous les espérez…
Tels sont les sentiments auxquels sont confrontées ces “freaks”, prises au piège d’un système voyeuriste et sans pitié, accablées par une multitude de pulsions à assouvir. Un fardeau innommable en apparence mais qui dépeint leur bonheur, qui définit leur singularité aux quatre coins de la ligue. Pointées du doigt car différentes que ce soit par leur taille, leur exubérance prononcée, leurs coups d’éclat sur et en dehors du terrain, de nombreux facteurs arbitrairement prédéfinis les écartent des normes établies. Ainsi, elles acquièrent le triste statut de joueur profondément manipulable à qui l’on a pourtant laissé le choix d’exercer au milieu des vicissitudes de la Grande Ligue. Un choix bien évidemment accepté compte tenu de la promesse magnanime de la gloire et de la richesse, souvent finalisé en catimini et sans avoir à passer par la Draft, qui annonce d’emblée un parcours professionnel peu orthodoxe, les emprisonnant dans une case bien à eux, en marge des conceptions ambiantes d’un plan de carrière classique. Celles-ci assument sans scrupule leur identité tout comme elles l’ont faite durant toutes les étapes de leur existence et embrassent la destinée, la tournure risible ô combien sous-estimée que leur profession de foi en NBA va irrémédiablement prendre.
Dès lors, on a pu s’esclaffer et admirer avec stupeur le burlesque courage d’Earl Boykins, meneur de poche d’à peine 1m65, à écumer les vestiaires de nombreuses franchises (New Jersey, Cleveland, Orlando, Denver, Milwaukee, les Clippers, Golden State, Houston…) pendant près de quatorze ans, similaire à un porte-clé porte-bonheur que l’on se passerait d’année en année, un show unique qu’il faut absolument venir observer à défaut de pouvoir le considérer comme étant une force éminente du club. Idem pour le lutin exceptionnel d’1m60, Muggsy Bogues, plus petit joueur de l’Histoire à avoir foulé les parquets outre-Atlantique dans les années 1990, qui laisse un souvenir impérissable pour les fans des ex-futurs Hornets de Charlotte dont les mémorables couleurs reviennent au goût du jour. Également, comment effacer de notre mémoire la trace laissée par Spud Webb, émoustillant l’univers NBA tout entier en surclassant son compère et Hall-Of-Famer Dominique Wilkins lors du Slam Dunk Contest en 1986, faisant alors saliver les fans devant l’envergure impressionnante de son mètre 70, sneakers aux pieds. En d’autres termes, rien ne peut éclipser leur talent originel au même titre que leurs différences affichées, assumées pour la plupart, même sous la contrainte. Leur seule présence dans un match suffit de vérifier que ces joueurs au caractère spécial, “anormal” par définition, ne sont pas là par hasard et qu’ils possèdent quelque chose à défendre.
Plus qu’une revanche sur la vie, aux moqueries et aux jugements condescendants de personnes odieuses qui leur martelaient sans cesse qu’ils n’auront aucun avenir et qu’ils n’y arriveront jamais, ces “pantins instrumentalisés” de la plèbe NBA regorgent d’efforts car, pour gagner leur place, ils doivent bien souvent mettre les bouchées doubles pour faire savoir qu’ils existent et qu’on leur donne leur chance de briller. Si leur pouvoir d’attraction ne permet pas de faire pencher la balance, maintes fois propulsés au bord du précipice et à l’abandon de leurs rêves, c’est le destin qui leur confère ce surplus d’audace, de confiance nécessaire à les rendre vivants.
C’est le conte de fée intitulé “Linsanity” dans lequel Jeremy Lin a été plongé, alors relégué au bout du banc des New York Knicks après avoir essuyé plusieurs échecs en D-League. Avec un Carmelo Anthony blessé à l’époque et un moral au plus bas, Mike D’Antoni n’a plus de réelles options pour raviver la flamme de la victoire et décide de lancer dans le grand bain ce qui va devenir une déferlante phénoménale exposée dans tous les journaux télévisés du monde, un tsunami médiatique où caricatures racistes et la figure charmeuse visant à attirer dans les filets de David Stern les demandes exaltées du marché asiatique seront accolées au meneur californien, Jeremy Lin, jusqu’à son ascension descendante, en toute “normalité”, aux Rockets de Houston. En conséquence, ces “freaks” jouissent d’une image écornée, déformée au bon vouloir des instances de la ligue et, bien que l’exemple de Lin apparaisse comme une exception en son genre, c’est dans l’injustice la plus morose que celles-ci se frayent difficilement un chemin vers la reconnaissance, la vraie, celle du jeu, celle qui fait sens et ce pourquoi ces “bêtes de foire” enfilent leur maillot chaque soir pour se recueillir, tel un seul homme, avec leurs coéquipiers sous la “Bannière étoilée”, comme pour encore mieux s’imprégner des vibrations de l’hymne national.
Or, même dans ce cas de figure, la manipulation fait force de loi et atteint même son paroxysme, celui d’une honte façonnée au millimètre, s’imposant sans pudeur. Lors des Finales 2009, malgré son titre de ‘légende du streetball‘, de l’étendue de sa science du jeu, de ses sacrifices et de son adaptation spécifique aux exigences formelles de sa hiérarchie, Rafer Alston, ou si vous préférez “Skip To My Lou”, a la lourde tache de pallier l’absence du meneur adulé Jameer Nelson, annoncé sur le retour pour les derniers matchs de la Finale face aux Los Angeles Lakers de Kobe Bryant. Intenable et surprenant, Alston réalise un intérim plus que remarqué, compilant 10,6 points et 3 passes en moyenne dans cette série, perdue au final 4-1 par le Magic d’Orlando. Constamment repris par son coach Stan Van Gundy qui laisse planer le doute dans son esprit, le meneur tient malgré tout sa place avec subtilité et dévouement mais doit laisser les clés de son poste au titulaire Nelson, encore souffrant et peu productif, mettant ainsi en péril la mène des hommes de Floride et réduisant à néant ce qui reste du feu allumé par Alston durant toute la durée des PlayOffs cette année-là. Les besoins de la norme dira-t-on…
Par ailleurs, la symétrie paraît alors troublante lorsqu’on s’attache au traitement de faveur accordé à Nate Robinson par les Chicago Bulls à la fin de l’année 2012-2013. Auteur d’une saison plus que correcte avec tout le panache et la fougue qu’on lui connaît (13,1 points par rencontre dont 23 débutés en tant que starter), le natif de Seattle fait oublier Derrick Rose dès le premier tour des PlayOffs. Opposé aux Brooklyn Nets, il signe des performances tout aussi remarquables qu’inespérées, perché au sommet de son art. Au match 4, “Nate The Great” fait gronder tout l’United Center lors d’un match légendaire, remporté en trois prolongations (142 à 134), où il plante la bagatelle de 34 points dont 12 consécutifs avec, en prime, le tir de la gagne sur un pied. Résultats des courses : les Bulls remportent la série 4-3 face à Brooklyn avant que de s’incliner logiquement devant la force de frappe du Miami Heat au second tour. Néanmoins, aucune réévaluation du salaire ni prolongation du contrat pour Robinson suite à ses exploits répétés, ses 16 points de croisière et plus de 4,4 offrandes par match ; un simple transfert aux Denver Nuggets en misant tout sur le retour de l’enfant prodige de l’Illinois. Mais vous connaissez la suite… Enfin, quoi de plus révélateur et manipulable, à une plus grande échelle encore, que la carrière d’Allen Iverson ?! Ayant porté la même fibre culturelle que Rafer Alston aux yeux de tous au cœur des années 2000, le suivi attaché à sa postérité ressemble à un cauchemar sans fin avec un intense goût d’inachevé, d’ignorance ravalée qui contraste avec le souvenir radieux et encore vif que l’on gardera en mémoire pour encore longtemps à son sujet. Plus précisément, la ligue s’est volontairement laissée séduire par son attitude subversive de “gangster hip-hopisé” qui s’est propagée dans la conscience de chacun et ainsi changer la façon de conceptualiser le basket-ball au-delà des frontières.
De ce fait, les composants de l’équation pour ces “freaks” peuvent varier mais la solution finale demeure obscurément la même : l’image dupliquée de bêtes profondément blessées, sous-estimées de manière perpétuelle, outrageusement moquées en place publique, rongées par les remords, les dettes, les démêlés avec la justice entre autres, conduisant tout droit à une ruine sociale, à une déshumanisation permanente, orchestrée en accord avec la connotation péjorative enveloppant à jamais leur passage en NBA.
En outre, certains joueurs tels que James Harden ou Chris “The Birdman” Andersen cherchent davantage aujourd’hui à sublimer un naturel plus commun à l’origine pour le rendre à part, unique en son genre. Dennis Rodman leur ayant certainement montré la voie, ils intègrent de leur plein gré un aspect non négligeable de mythe dans leur jeu, fiers d’exposer, avec humour et auto-dérision, leurs attributs physiques comme symboles d’une différenciation voulue. A l’inverse, d’autres comme LeBron James le deviennent par l’amplification de leurs actes et de leurs choix, celle-ci forgée au moyen d’une plume fantastique qui dépasse parfois les limites du réel.
Acteurs privilégiés d’un des engrenages bien huilés de l’ “entertainement” de masse qui les starifie pour le meilleur et pour le pire, on peut souligner assez naïvement que nos icônes au destin si convoité incarnent, toutes autant qu’elles sont, cette qualification décriée de “bêtes de foire” dans leur ensemble. Simplement, lorsque l’on a tendance à l’oublier car aveuglés par le brasier fulgurant de notre passion, certains semblables à Nate Robinson, à Lance Stephenson, à JaVale McGee ou à “Gérard” Smith sont là pour nous le rappeler grossièrement, nous, fans émérites de la première heure, consommateurs impitoyables et chronophages de la NBA.
Vite, encore du pain et des jeux…