Earl Manigault : le véritable “Goat” n’est pas celui que vous croyez
Le 26 juil. 2014 à 16:06 par Nathan
La scène se passe à New-York.
« – Can you Goat it ? »
Sur un playground d’Harlem, un jeune joueur de rue chambre son pote lors d’un concours de dunk improvisé.
« Come on man, can you Goat it ?
– Yes, sure ».
Son pote s’élance et écrase un Tomahawk dunk monstrueux.
« Ok, not bad, that is Goat style ».
The “Goat” fait référence à Earl Manigault, un joueur pas très connu hors des Etats-Unis mais dont le nom, à New-York en particulier, résonne dans les consciences comme seul celui de Michael Jordan peut encore le faire.
Même dans celle de Kareem Abdul-Jabbar, qui n’avait pas hésité à déclarer que son ami d’enfance était le meilleur joueur de basket qu’il ait vu – alors que, peut-être plus que tous les autres, il en a croisé, sur les parquets NBA et universitaires, des prétendants au titre officieux de meilleur basketteur de l’Histoire. Et pour cause, si ce joueur de rue new-yorkais n’est certainement pas le “GOAT”, qu’on écrit en majuscules ronflantes, titre honorifique et illusoire comme une place à l’Académie Française, où His Airness tient une place de choix mais à l’égard duquel d’autres peuvent prétendre – son nom dans la rue, à Earl Manigault, c’était pourtant « The Goat », mais en minuscules, c’est-à-dire un simple nickname, personnel, atypique, qui aurait pu être oublié comme des milliers d’autres s’il ne l’avait pas si bien porté. Car, comme toujours, dans la rue on ne se donne pas son propre aka : les autres le choisissent pour vous. Les potes d’Earl Manigault et tous ceux qui l’ont vu joué avaient choisit celui-là. Et si des prétendants au GOAT, il y en a pas mal, néanmoins il n’y a eu et il n’y aura jamais qu’un seul et unique « The Goat ».
Il y aurait beaucoup, beaucoup de choses à dire sur le bonhomme. On ne rentrera pas dans les détails, qui pourraient tenir dans un gros livre tellement Manigault a exercé sur les mémoires une influence considérable. Les articles, reportages, documentaires sont légions à propos de son parcours. En 1996, le film Rebound : the legend of Earl « The Goat » Manigault (l’Etoile du Bronx en français) retraçait l’histoire du new-yorkais. En 2006, Vincent Mallozzi, de Slam Magazine, titrait par l’excellent « King of Kings » un article à propos de la légende. En effet, à New-York le basket est partout ; à chaque coin de rue fourmillent d’excellents joueurs, qui sont autant de rois dans leur domaine ; mais, dans cette jungle, Earl Manigault était Roi parmi les rois.
Pourtant, ce n’était pas gagné. Né en 1944, mort 54 ans plus tard d’un problème cardiaque, Manigault n’avait pas forcément la taille du basketteur dominant dans la rue. Il ne s’élevait qu’à 1m85 environ, mais avait, depuis qu’il fut en âge de marcher, constamment un ballon orange dans les mains. Depuis tout jeune, Manigault s’entrainait à gagner de la détente, cette capacité indispensable quand on est un « petit » pour faire le poids sur les playgrounds. Résultat ? Une détente verticale effrayante mesurée à 1 mètre 27. Très jeune, il fait parler de lui grâce à ses cartons offensifs et ses prouesses aériennes. Dans son lycée, c’est lui la star et on lui prédit sans aucun doute une carrière NBA. C’est aussi pendant cette période qu’il commence à se faire un nom dans la rue. Le surnom n’allait pas tarder à apparaître. On l’appelle “The Goat”, mais l’origine du nom est indécise : certains disent qu’il s’agit d’une manière de prononcer le -gault de Manigault. L’histoire retiendra que c’était une référence au GOAT, et c’est ce qui compte. Il aurait pu perdurer dans une hypothétique carrière NBA, mais il n’en fut rien. Pourquoi ? Manigault aimait rester dans la rue plutôt que d’aller à l’école. Il fait partie des trop nombreux ados qui tombent, sans montrer de resistance, dans la drogue. The Goat était un jeune comme les autres. Vous commencez à le voir : New-York avait tous les ingrédients pour forger une légende.
Car des légendes sur The Goat, il y en a beaucoup. La plupart sont vraies, et racontent les exploits du gamin de 18 ans sur les bitumes de NY City. Avec sa détente de malade mental (il portait constamment des poids aux chevilles), Manigault pouvait dunker extrêmement facilement, et a inventé bon nombres de figures aériennes consacrées aujourd’hui. Son signature-move, c’était le « double-dunk ». Manigault dunkait avec la main droite, rattrapait le ballon avec la gauche qui la redonnait à la droite, pour enfin dunker de nouveau – et tout ça avec un seul saut, sans s’accrocher à l’arceau. Pour se faire un peu d’argent, il pariait qu’il pouvait aller chercher des pièces de monnaie posées en haut de la planche – et il gagnait. Un jour, il dunka en arrière 39 fois de suite pour gagner un pari de 60$. La légende dit aussi qu’il fut le premier à rentrer un dunk à 720°… Le fait est que, dans les années 60 et 70, on ne voyait presque aucun little guy dunker à tout va et contrer les intérieurs adverses. Un public de plus en plus large se déplace pour voir le phénomène sur son terrain régulier à Harlem ou dans les multiples tournois de rue qui fleurissent, à cette époque-là, dans la bouillonnante Big Apple.
Mais le gamin commence à mal tourner.
C’est là que j’ai commencé à dégringoler. C’est à ce moment que j’ai fait connaissance de la “dame blanche”.
La dame blanche, c’est l’héroïne. Car au début, Manigault ne fumait que de l’herbe, comme pas mal de monde en fait. Pas très dangereux pour la santé et pour les projets professionnels si on sait s’en servir, parait-il. Certains auraient même fait carrière avec la weed comme principale source de distraction (oui, J.R Smith et Michael Beasley, on parle de vous). Mais l’héroïne, c’est pas la même chose. Le corps en redemande, et le corps du Goat était comme les autres : une dose n’est même pas encore prise qu’il en faut déjà une nouvelle. Un passe-temps à 100$ par jour. Earl Manigault, qui aurait pu devenir un grand joueur, commence à voler, mais plus au-dessus du cercle. Il vole de tout, même des manteaux en fourrure pour les revendre, pourvu que quelqu’un puisse débourser un peu d’argent en échange. The Goat était un homme comme les autres, perfectible, qui peut tomber au fond après s’être élevé tout en haut. Dans les quartiers, on le croise méconnaissable. Il traine, un drogué comme un autre. Pendant ce temps, il continue à jouer sur les terrains, mais le mal est déjà fait. Il commence à avoir un mauvais esprit et à se battre avec ses adversaires. Personne – oh non personne – ne voulait voir ça.
S’ensuit un inévitable séjour en prison et quand il y sort, en 1970 à 25 ans, son corps meurtri l’empêche de donner suite aux quelques propositions basket qu’on lui a faites (les Utah Stars notamment lui avaient offert un test). Pendant ce temps-là, la légende “The Goat” avait déjà commencé. Le Happy Warrior Playground à Harlem se fait surnommer Goat Park. A son retour, on crée, sur l’Amsterdam Avenue, le Goat Tournament, fameux tournoi de rue qui a vu naître de futurs joueurs et stars NBA comme Mario Elie ou Bernard King. Le bonhomme a changé et affiche une volonté d’aider la communauté. Mais l’héroïne reprend le dessus. En 1977, avant même le début du tournoi de cette année, Manigault part pour le Bronx.
On avait un plan pour voler 6 millions de dollars. Mais on a été arrêté, et ils ont vu que j’étais le leader. J’ai pris deux ans.
Retour au fond, et là c’est encore pire. Mais après deux ans, The Goat sort en voulant quitter définitivement New-York et ses vices. Nous sommes en 1980, et Manigault s’installe à Charleston avec ses deux enfants. Mais l’amour pour New-York refait surface. Un amour sans la drogue, heureusement. Il a définitivement arrêté et veut transmettre son parcours à la communauté. Comme le dit bien Kareem Abdul-Jabbar :
Ce qu’il représente, c’est l’échec là où il pouvait y avoir succès. Et dans ces quartiers, beaucoup de gens vivent avec l’échec comme principe. Il pouvait les aider.
Alors, à partir de cette époque-là (fin des années 80 jusqu’à sa mort – 1998), Earl Manigault se trouvait constamment aux abords des terrains d’Harlem. Il regardait les petits jouer, donnait des conseils, réglait les litiges sur et en dehors des terrains. Tout le monde l’aimait, à New-York, tout le monde connaissait Earl Manigault. Les interviews, les livres paraissent sur la légende de street, légende locale, future superstar devenue camée, puis père spirituel d’une population entière. Mais à 50 ans, son cœur défaille par deux fois, nécessitant autant d’hospitalisations. La troisième lui fut fatale. Ses problèmes cardiaques ont tous été attribués à la drogue par les médecins.
The Goat a eu une influence considérable sur la communauté basket, à New-York bien sûr, mais aussi dans tout les Etats-Unis et, l’histoire le prouve puisque le basket (de rue) s’est développé dans le monde, l’influence de Manigault peut se mesurer à l’échelle de la planète entière. Ce qu’il a montré, c’est que le meilleur est comme tous les autres. Tout le monde peut le devenir, mais tout le monde ne peut pas l’être et le rester. La différence est subtile, mais elle existe : Earl Manigault était fugacement devenu le meilleur, mais il n’a pas pu le rester. Parmi des dizaines de joueurs de sa génération (Kareem Abdul-Jabbar, mais bien d’autres ! ), Manigault a été celui qui n’a pas pu rester le meilleur. Pour lui rendre hommage, les gens ont continué à l’appeler “The Goat”. Car dans les consciences, justement il l’était bien, meilleur.
“Pour chaque Michael Jordan, il y a un Earl Manigault. On ne peut pas tous le faire ; quelqu’un doit chuter. Et j’étais celui-là.”
Source | Slam Magazine Source images | Slam Online