Earl Lloyd face au racisme : les sacrifices du pionnier pour aider les générations futures

Le 01 nov. 2024 à 17:03 par David Carroz

Earl Lloyd vs segregation
Source image : Midjourney

Lorsque des franchises NBA ont misé sur des joueurs afro-américains, elles ont soigneusement choisi non seulement des basketteurs, mais aussi des hommes. Hors de question de prendre le risque de voir cette tentative d’intégration tourner au vinaigre. Il fallait donc que les pionniers Chuck Cooper, Earl Lloyd et Nat Clifton assurent sur le parquet mais aussi qu’ils soient irréprochables en dehors.

Endurer le racisme

Certes, Cooper a montré de la frustration, surtout une fois sa carrière terminée. Et même ses poings suite un commentaire raciste d’un adversaire sur le terrain. D’accord, Nat Clifton a aussi participé à deux échanges musclés face à la discrimination au cours de sa carrière. Mais dans l’ensemble, les trois hommes ont su s’accommoder du contexte et ainsi répondre aux exigences de cette Amérique blanche pas forcément ouverte sur les questions d’intégration.

À l’instar des autres pionniers, Earl Lloyd n’a pas toujours eu la tâche facile. Entre les insultes de certains fans ou un rôle limité, le constat sur sa carrière ressemble étrangement à ceux de Chuck Cooper ou Nat Clifton. Mais par contre, pas de trace de frustration ou de réponse à la bêtise humaine. Il faut dire que sa jeunesse dans la ville ségréguée d’Alexandria a façonné son caractère. Il se considère lui-même comme un produit de cette ségrégation qui doit dépasser son cynisme et apprendre à faire confiance aux autres mais aussi à lui-même. Quand on est un enfant noir du sud, on connait sa place reconnait-il.

Apprendre la mixité

Mais ses premières semaines au sein de Washington Capitols lui permettent rapidement de dépasser son sentiment d’infériorité – malheureusement trop fréquent au sein d’une communauté afro-américaine constamment rabaissée – et de constater que sa maman avait certainement raison quand elle lui disait gamin :

“Earl, regarde, il y a beaucoup de Blancs. Tous ne peuvent pas être mauvais.”

Et ça, il pouvait difficilement le savoir lui qui raconte des années plus tard qu’avant de jouer en NBA, il n’avait jamais pu discuter avec un Blanc. La dure réalité de la ségrégation rend donc ce passage dans le monde du basket pro encore plus compliqué. Mais un premier déclic a lieu lors du camp d’entraînement, quand il se rend compte qu’il a sa place sur le terrain. Qu’il n’est pas moins fort que les autres joueurs des Capitols. Et comme dans le même temps il se rapproche de Bill Sharman qui passe tous les jours le chercher en voiture pour l’emmener au gymnase, Earl Lloyd réussit son arrivée en NBA. Durant sa première saison – courte car il doit rejoindre l’armée au bout de sept rencontres – il bénéficie d’un aperçu de sa vie de joueur pro. D’un côté le terrain, où tout se passe bien, que ce soit avec ses coéquipiers ou ses adversaires :

“Vos co­équipiers, s’ils pensent que vous pouvez aider l’équipe, il n’y a aucun problème. Il y a bien quelques personnes de ma propre équipe qui auraient préféré que je ne sois pas là mais elles étaient assez intelligentes – tout le monde sortait de la fac (sourire) – pour comprendre que, s’ils avaient choisi de me dire quelque chose de déplacé, ça m’aurait offensé moi mais aussi sans doute d’autres coéquipiers blancs de l’équipe.”

Faire abstraction du public

D’un autre, ce qu’il se passe autour. Le public, bien entendu, loin d’être aussi bien éduqué et ouvert que les joueurs. En particulier à St. Louis, Baltimore, Fort Wayne, Indianapolis où la foule est hostile. Elle n’hésite pas à lancer des insultes racistes à Earl Lloyd. Lui demande de retourner en Afrique ou de montrer sa queue de singe. Quand elle ne lui crache pas dessus. Beaucoup auraient craqué devant tant de haine et la grandeur de Lloyd vient de sa réponse. Ou de son absence de réaction. Bien sûr, la colère monte. Mais il ne veut pas qu’elle prenne le dessus, fidèle à son éducation. Là encore, sa maman l’avait prévenu : il ne pourra pas faire retourner leur veste à tous les fans, donc il faut laisser les gens stupides faire des choses stupides. Facile à dire. Et surtout illustration terrible des mentalités de l’époque.

Avec philosophie, Earl Lloyd pense aussi que les fans n’insultent pas les nuls. Et donc chaque soir il donne le maximum pour mériter les noms d’oiseaux, une sorte de coup de tampon sur un match accompli. Où est-il capable de chercher cette force mentale ? Difficile à savoir tant ce calme est impressionnant et pousse au respect. Et c’est justement cette dignité qu’il veut mettre en avant. Il sait qu’en contenant cette colère, il évite de faire peur à l’Amérique qui ne veut pas forcément d’une ouverture raciale. En se montrant humble, calme et respectueux, il aide les générations futures. Être un pionnier n’est pas une finalité si derrière les autres ne peuvent pas suivre. Il pose les bases, maintient la porte ouverte. D’autres mèneront le combat ensuite. Même avec le recul, une fois sa carrière terminée, Earl Lloyd n’a pas d’amertume vis à vis de la situation :

“Quand vous dites “tu es le Jackie Robinson du basketball”, je dis “vous dénigrez terriblement cet homme, parce que ça a été tellement facile pour moi comparé à ce qu’il a dû endurer. Je n’ai eu aucun problème.”

Il exagère un peu car tout n’est pas rose non plus pour les Afro-américains pionniers en NBA, même s’ils ont clairement des “facilités” par rapport à Jackie Robinson. En passant après lui, ils bénéficient d’un chemin déjà ouvert. En étant trois, ils partagent le fardeau. Surtout, le basketball et la NBA n’ont pas l’impact médiatique du baseball et de la MLB, ce qui offre une exposition moins forte. Sans compter qu’il existe déjà une dose d’intégration au niveau universitaire.

Vivre séparé

Pour autant, impossible de passer sous silence la ségrégation au quotidien. En déplacement, il est fréquent qu’il ne soit pas admis dans les mêmes hôtels que ses coéquipiers. Pour s’assurer de trouver des endroits où il ne serait pas discriminé, Lloyd voyage toujours avec le dernier numéro de DownBeat, un magazine de jazz qui recense les bonnes adresses de clubs dans les villes importantes. Un moyen de ne pas rester seul dans un hôtel miteux réservé aux Afro-américains.

Lorsqu’il peut dormir dans le même établissement, ce sont les restaurants qui refusent sa présence. Là encore, il peut compter – le plus souvent – sur un soutien de sa franchise. Son coach, Horace McKinney, pourtant sudiste, fait tout pour faciliter son intégration. Lors d’un des premiers déplacements, Earl obtient difficilement l’accès à l’hôtel de l’équipe (réservé aux Blancs) mais n’a pas le droit de manger avec les autres. Il commande donc un repas directement dans sa chambre. Outré, McKinney refuse qu’il mange seul et l’accompagne pour son repas dans sa chambre : cela semble anodin aujourd’hui, mais c’est un geste fort pour l’époque.

Malheureusement, il retrouve certaines fois un statut d’invisible qui doit accepter les lois Jim Crow, sans que sa franchise ne réagisse. C’est par exemple le cas à Greenville en Caroline du Sud, où l’équipe voyage sans lui car il ne sera pas autorisé à jouer. Pire, s’il est prévenu par les dirigeants des Syracuse Nationals – qu’il a rejoint en 1952 – qu’il peut rester chez lui, il n’a le droit à aucun mot ou geste de soutien de qui que ce soit dans l’équipe. Le système est établi, connu de tous, et personne ne le remet en question. Les Afro-américains restent seuls dans leur combat.

Malgré ce contexte, Earl Lloyd ne se plaint jamais de son traitement. Il se raccroche aux maigres avancées et montre bonne figure. Avoir une carrière NBA était impossible pour un Afro-américain quelques années plus tôt, donc il garde espoir que les progrès vont se poursuivre. Surtout s’il fait bien son taf. La suite de l’intégration de la NBA lors des saisons qui suivent – sans pour autant mettre fin au racisme – prouve qu’avec Cooper et Clifton, ils ont répondu aux attentes. Quitte à se sacrifier. C’est d’ailleurs ce sacrifice qui est reconnu lors de l’intronisation de Earl Lloyd au Hall of Fame en 2003.


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