Earl Lloyd : d’Alexandria à West Virginia State, la ségrégation pour grandir
Le 31 oct. 2024 à 16:00 par David Carroz
Le premier Afro-américain à disputer un match. Voilà le titre du CV du pionnier Earl Lloyd. Mais pas la première ligne de son histoire. Car avant d’accéder à ce statut de précurseur, Lloyd a écrit quelques belles pages du côté de West Virginia State. Une école historiquement noire qui a été pour lui le cocon parfait pour continuer à se développer comme homme et basketteur après avoir quitté sa ville natale d’Alexandria, banlieue ségréguée de Washington.
Une enfance sous Jim Crow
Grandir à côté de D.C. dans les années trente (Earl Lloyd est né en 1928) ne vend pas du rêve pour un jeune Afro-américain. On a beau être à quelques kilomètres de la capitale fédérale, Alexandria est un autre monde. Un symbole de ce maudit “séparés mais égaux” issu de l’arrêt Plessy v Ferguson à la fin du dix-neuvième siècle. Une doctrine qui fait rire jaune Earl Lloyd quand il évoque ce que cela signifiait pour sa communauté :
“Séparés et égaux, ils doivent se moquer de nous. Ils ne laissent rien faire aux Noirs !”
Dans un système régi par les lois Jim Crow, la ségrégation est forte à Alexandria. Elle renvoie chaque jour Earl Lloyd – comme tout Afro-américain – à sa condition d’infériorité. Durant cette jeunesse, il apprend à intérioriser ses souffrances et sa colère, aidé par la bienveillance de sa communauté. De ses parents – surtout sa mère – à ses professeurs en passants par ses coachs, les adultes œuvrent pour que les jeunes gardent l’espoir et puissent s’élever socialement. Cela passe par la transmission de valeurs fortes. D’habitudes pour lutter contre ce sentiment d’infériorité que la société martèle. De conseils pour éviter tout problème avec les Blancs.
“Ne mets pas ta famille dans l’embarras.”
Telle est la règle qui marque le plus Earl Lloyd. Il sait ce qu’on attend de lui : une bonne présentation, de la politesse, de la ponctualité. Des moyens d’obtenir le respect qui sont les preuves d’une bonne éducation pour laquelle il recevra de nombreuses remarques positives au cours de sa carrière en NBA. Comme si cela était exceptionnel pour un Afro-américain…
La NBA, Lloyd n’en rêve même pas. Logique, la BAA ancêtre de la ligue ne voit le jour qu’en 1946, au moment où il quitte le cocon familial pour l’université. Mais surtout parce que la ségrégation est aussi la norme au basket. D’ailleurs, au lycée Parker Gray que squatte le jeune Earl, on ne tâte la balle orange que sur un terrain pourri – comme les autres sports – quand les écoles blanches des alentours disposent de gymnases de qualité.
Direction West Virginia State University pour Earl Lloyd
Cette contrainte ne freine pas son développement en tant que baller. Mine de rien, ses progrès le mettent sur le chemin de son avenir historique. Son coach à Parker Gray l’oriente vers West Virginia State University. Un conseil suivi par les parents d’Earl qui, comme toujours, font confiance à cette personne référente au sein de la communauté. Encore plus quand cela permet au futur pionnier d’être le premier de la famille à bénéficier d’un enseignement dans le secondaire.
Si Earl Lloyd migre de quelques centaines de kilomètres à l’ouest en 1946 avant tout pour étudier – il songe à devenir professeur ou coach, des métiers utiles pour sa communauté – il trouve également vite sa place dans le programme basket de la HBCU. Il faut dire que son entraîneur à l’université et celui qu’il avait au lycée sont d’anciens coéquipiers sous le maillot de West Virginia State. Ils s’appuient sur les mêmes tactiques et principes. De quoi faciliter l’intégration de celui qui hérite du surnom de Moonfixer. Un blaze donné par les seniors de la fac. Earl Lloyd étant le plus grand des freshmen, les anciens lui confient lors du bizutage la tâche de régler convenablement la lune lors de leurs rencarts.
Malgré cette grande taille, Lloyd joue principalement face au panier dans le système de West Virginia State qui repose sur une attaque avec deux joueurs aux postes. Un coup de pouce du destin car avec son mètre quatre-vingt-quinze, il aurait été trop petit pour jouer dos au panier comme un pivot en NBA. Mais là encore, le basket pro n’est toujours pas dans la tête de Earl Lloyd. Si plus jeune il a pu rêver de rejoindre les Washington Bears – un Black Five qu’il a pu voir jouer du côté de D.C. – tâter la balle orange n’est toujours pas un métier d’avenir pour un Afro-américain, même si les meilleurs ont parfois la chance de signer chez les Harlem Globetrotters :
“Tous les enfants noirs qui voulaient jouer au basket en tant que pro n’avaient pour seule aspiration que d’être un Harlem Globetrotters” – Earl Lloyd
Non aux Harlem Globetrotters
Ces derniers tentent bien de le signer à la fin de son cursus en 1950 et lui proposent un essai. S’il joue quelques matchs, aucun deal n’aboutit. D’une part car son coach le prévient de ne surtout pas s’engager à la va-vite avec Saperstein, sans plus d’explication. A-t-il peur du traitement que peut lui réserver Abe ? Ou alors sait-il déjà ce qu’il se trame en NBA ? Dans tous les cas, comme Lloyd n’est pas emballé par les conditions de vie chez les Trotters, il décline la proposition à l’instar d’un autre pionnier, Chuck Cooper.
Avant d’avoir cette opportunité de sillonner les routes en tant que Globetrotter, Earl Lloyd s’est illustré comme un basketteur brillant dans le circuit CIAA (Colored Intercollegiate Athletic Association) réservé aux écoles afro-américaines. West Virginia State s’impose comme une place forte de la balle orange pour cette communauté. Dans le sillage de Lloyd qui contribue à la hauteur d’une quinzaine de points par match – des chiffres difficiles à confirmer tant il est compliqué de retrouver les boxscores de l’époque – l’université présente un bilan de 80 victoires pour 14 défaites sur quatre saisons, avec en prime deux titres CIAA (1948 et 1949) ainsi qu’une défaite en finale (en 1950, face à North Carolina College). Sur ces trois saisons, Lloyd figure au sein de la All CIAA Team.
Premiers contacts avec la mixité pour Earl Lloyd
Mieux, lors du premier trophée glané par West Virginia State avec Earl Lloyd, l’équipe ne perd pas un match. Mais cette domination ne suffit pas à faire tomber la barrière raciale au moment de recevoir un précieux sésame pour le National Invitation Tournament, le summum du basketball universitaire à l’époque. Petite consolation, le pays semble un peu plus ouvert sur la côte Ouest et West Virginia State est invité pour un tournoi. Pour la première fois de sa vie, Earl Lloyd côtoie réellement des Blancs – d’égal à égal – ce qu’il avait toujours évité dans sa jeunesse de peur d’être mêlé à des problèmes. De l’appréhension initiale naît finalement un constat rassurant :
“Une fois sur le terrain ensemble, la question de la couleur ne se pose plus” – Earl Lloyd
Une façon de confirmer ce que sa maman lui disait petit : tous les Blancs ne peuvent pas être mauvais. Ces premiers pas d’intégration dans le sport pour Earl Lloyd sont une nouvelle corde à son arc qu’il saura utiliser plus tard en NBA. Mais avant ce grand saut qu’il n’imagine pas encore – tout comme l’ensemble de la société américaine qui vit les débuts de Jackie Robinson depuis quelques mois en MLB – la dure réalité du racisme rattrape parfois Earl Lloyd et ses coéquipiers.
Pas dans l’enceinte de West Virginia State University. En effet, l’école est un véritable sanctuaire, une bulle coupée de la ségrégation, où chacun prend soin de l’autre. L’équipe est suivie par toute l’école car les élèves ne disposent pas de beaucoup d’autres divertissements pour s’enthousiasmer. Mais dès qu’il faut prendre la route pour jouer dans d’autres universités, les problèmes reviennent : difficulté pour manger, se loger ou même pisser lors des déplacements. Si bien qu’en dehors des trajets en bus, Earl Lloyd et ses coéquipiers ne quittent pas le campus de l’école adverse, dormant parfois dans les gymnases.
Malgré cette ségrégation, une opportunité inattendue se dessine pour Earl Lloyd. En jouant les finales du tournoi CIAA dans l’Uline Arena, la salle des Washington Capitols, il tape dans l’œil de l’entraîneur de la franchise NBA. Au point de se voir proposer un essai. Un workout qui quelques semaines plus tard va mener à la sélection d’Earl Lloyd au neuvième tour de la Draft 1950.