Assimiler son parcours à celui de Victor est débordant de prétentions. Mais une année durant, ce grand adolescent a véritablement fait mon quotidien.
Cher Victor,
On ne peut pas commencer une lettre ouverte par plus banale amorce. Ou si, en se présentant. Je m’appelle Arthur Baudin, j’ai 23 ans, et je te connais par cœur. Là, on ne peut vraiment pas commencer une lettre ouverte par plus banale amorce. Ou si, en parlant de notre rencontre. Mes yeux contre l’écran de mon HP “tout-en-un” (un ordinateur fixe aux performances limitées, mais dont l’absence d’unité centrale à su me séduire). Les tiens rivés sur un panier trop largement à ta portée. Tu as alors 15 ans, j’en ai 19 : d’aucun diraient que ce début de relation est malsain, qu’il me faut arrêter ce jeu dangereux, mais la tentation est trop forte. J’ai besoin d’être le premier. Le premier à parler de toi. Ou du moins, le premier à parler de toi à l’un de mes amis. Il me faut prévenir en y mettant la forme, car c’est ce que j’ambitionne. Devenir journaliste sans m’endormir. Relayer mais produire. Ne pas donner l’info brute : la décorer avec un style qui m’est encore à travailler. Et malgré tous ces beaux mots, mon premier message à ton propos ne ressemble à rien.
L’excitation mal lettrée d’un gosse qui en fait découvrir un autre à un autre. Mais l’important est acquis : mon meilleur ami Benjamin n’est plus dans l’ignorance. Oui, « Benjamin a l’air de s’en foutre », mais il est bien content d’avoir été l’un des premiers Français mis au courant de ton existence. Ou peut-être qu’il s’en fout. Bref, depuis ce jour, toi et moi ne nous sommes plus jamais quittés.
Au 31 décembre 2020, quelle meilleure date pour sortir un dossier de 8000 caractères retraçant tes prouesses en catégories jeunes ? En réalité, il y avait environ 365 meilleures dates, lesquelles disposaient toutes du même atout : elles n’étaient pas un jour de réveillon. Pendant que toute la France tartine ses blinis de tarama, moi, je me demande si Mike Schmitz est dans le vrai en te qualifiant de « meilleur prospect NBA européen ». Une pirouette journalistique plus tard, mon titre trouvé efface la bizarrerie du timing : « Star de demain made in France – Victor Wembanyama : focus sur la seule vraie bonne nouvelle de 2020 ». Un peu blog. Très peu dans les codes journalistiques. Pour autant, gonflé de confiance par les compliments de mes supérieurs, j’attends les premiers commentaires qui loueraient ma qualité d’écriture.
Pas franchement le premier commentaire auquel s’attendre. Mais c’est le métier – et surtout une bonne leçon de déontologie. Tu brilles. Moi, aussi prometteur que soit mon statut de jeune journaliste, je n’ai pas à prendre la lumière. À la rédaction de ce sujet, j’ai suffisamment gagné pour ne rien demander en retour. J’ai appris à te connaître Victor. Je fouille. Je découvre que tu manies le fusain comme le ballon, et qu’entouré d’une famille saine et débordante de créativité, les choix de vie te seront intuitifs. Je continue de fouiller. Je dresse un comparo entre nos parcours : petit, tu t’es essayé en qualité de gardien de but. Après trois tirs à ras-de-terre, tes rêves d’Allianz Arena se sont écroulés. À l’âge de six ans, j’ai dû mettre fin à ma période d’essai à la JSF Layon à cause d’une allergie aux protège-tibias. Deux désillusions desquelles sont nées de sérieuses vocations. Des parcours appelés à dominer.
« BOUM, BOUM, BOUM ! ». Tu entends ce bruit ? Non, ce n’est pas Jean-Pierre Siutat qui s’est vautré dans ta cage d’escalier en essayant d’y ligoter Marine Johannès, mais bien les coups d’épaule distribués par Kenneth Lofton Jr. sur ta personne. Cette brute épaisse a du charme, mais la voir t’enfoncer aussi simplement en dit long sur le chemin qu’il nous reste à parcourir. L’été 2021 est un tournant. Tu as surclassé Chet Holmgren. Ce grand adolescent qui se prend pour ton rival. Tu n’as pourtant comme rival que ta seule conscience. Mais la Coupe du monde U19 t’échappe. Sans doute la faute à un effectif cainri trop fourni. C’est quand même une réussite. La France n’a jamais été aussi proche de tomber l’ogre américain. Tous t’ont remarqué. Ne t’en fais pas, ils soulèvent la coupe en pleine conscience de ce qui les attend dans quelques années.
Nous nous retrouvons à l’été 2022. Un an après ta belle saison à la JSF Nanterre. Je ne t’ai que trop peu vu. Pour autant, je suis conscient du travail qu’il reste à fournir avant que tu bondisses outre-Atlantique. En août, sentant l’air historique que tu t’apprêtes à brasser du côté de Las Vegas, je m’accrédite sur la plateforme des Metropolitans 92. Le bouchon s’annonce bien trop démesuré pour le basket français. J’ai l’expérience de Cholet. Un club historique dont les moyens logistiques sont sans prétention. Mon compte est créé. Je n’ai plus qu’à t’admirer – et les autres journalistes, à se pousser pour t’apercevoir depuis la tribune haute. Logé sous les paniers du palais des sports Marcel-Cerdan, ma place est celle convoitée par les rois mages. J’appelle les « rois mages » ceux qui viennent de loin, physiquement ou spirituellement, pour brosser ton poil dans le sens que la tendance commence à donner. Si j’explique à un Français “lambda” qu’un basketteur de Levallois est très fort, il ne m’écoute pas. Par contre, si je lui dis qu’un basketteur emprunte le même chemin que Kylian Mbappé, qu’il s’apprête à ajouter 500 millions de dollars à la valeur d’une franchise NBA, et que Le Parisien a réalisé une belle infographie à son sujet, c’est de suite plus parlant. Ainsi, les salles se remplissent par ta seule présence. Tu es l’attraction d’une foire qui n’est fréquentée que depuis ta construction.
Notre date la plus marquante ? Au 4 novembre 2022. Tu reçois le CSP Limoges et décoche un tir qui changera à jamais ma jeune carrière. Séquence de dribbles tah un Brésilien bien nerveux, hissage sur une jambe et lâcher de cuir : c’est dedans. Moi, je n’ai rien fait si ce n’est orienter mon IPhone 13 dans la bonne direction. J’ai parfois écrit des dossiers dix ou quinze heures durant, sans jamais recevoir une belle parole en retour. À cet instant, ma seule action a été de faire comme tout le monde… et ça a fonctionné. Bleacher Report et ESPN me reprennent. Le magazine Sports Illustrated également. Ce n’est rien, et à la fois énormément. Filmer ta prouesse ne m’a pas demandé beaucoup d’efforts, mais cela m’a demandé beaucoup d’efforts pour arriver sous ce panier.
VICTOR WEMBANYAMA ONE-LEGGED 3 😱
(via @ArthurJBaudin, @TrashTalk_fr) pic.twitter.com/CLk3kl4wW0
— Bleacher Report (@BleacherReport) November 4, 2022
Ma vidéo est envoyée sur Twitter. Relayée, décortiquée et couverte de superlatifs par une planète basket sous le choc. 5 ou 6 millions de vues plus tard, je note amèrement que personne ne me retient au moment de quitter la salle. Le public t’attend dans le hall de Marcel-Cerdan : moi, je suis libre d’entamer mes 48 minutes de métro annoncées par l’application « plan ». À mon arrivée, j’ouvre une conserve Cassegrain. J’appelle Benjamin pour lui raconter ma soirée. Il y attache un certain intérêt, j’entends « c’est stylé », puis il me dissèque sa journée comme si elle venait de valoir autant que la mienne. Le contraste avec l’engouement m’enlaçant sur les réseaux sociaux est sec. Et en même temps, les moindres félicitations me mettent mal à l’aise. Je n’ai rien fait de grand, ni d’intellectuel, pour mériter une portée que je ne sais pas encore utiliser. « Driiiiii… driiiiii… ». Derrière cette sonnerie, se présente à moins la meilleure manière de vivre cette dynamique. Mon patron – plus communément connu sous l’appellation de « Bastien » – est au bout du fil.
Bastien : « Alors *rires*, t’as kiffé ? »
Arthur : « C’était génial, je peux plus ouvrir Twitter. J’ai pris 1000 abonnés en deux heures. Victor a mis mon téléphone en PLS là. »
Bastien : « Trop bien. Bah profite. Fais-toi plaisir et essaie de faire le job comme tu peux. C’est bien si t’as pu y faire un peu ton trou. »
Profiter, c’est donc ça le secret pour croquer pleinement la hype qui t’entoure ? Les mots de Bastien résonnent en moi comme l’inspirante musique d’un Miyazaki. Ce n’est pas du blabla patronal, c’est un appel au voyage. L’autorisation d’une pleine liberté dont disposent normalement les vieilles plumes de 54 ans. Je ne suis qu’un alternant, la mienne est encore frivole. Pas certaine de ses mots, hésitante au moment d’enclencher le « publier ». Mais à cet instant, je me souviens d’une chose intéressante que disait ma grand-mère. Elle disait que mon grand-père disait quelque chose d’intéressant : « C’est de l’admiration que naît l’inspiration, à condition d’oser sauter le pas… ». Nous ne sommes qu’en novembre, et à cet instant, j’ai décidé de te consacrer mon année. Toujours la même ligne de conduite : te regarder avec la paire d’yeux d’un fan, et sauter le pas lorsque tu m’en donneras l’occasion. Cela n’a pas été bien difficile. De cette entrevue dans l’étroit couloir de la Meilleraie – laquelle m’a permise de repartir avec une trace de crayon sur ton n°1 – à ce space Twitter dédié à ton actualité, lors duquel je me suis adressé à 1200 auditeurs. Je n’avais jamais fait ça. Tu as tout démesuré sur ton passage. Je t’ai aussi présenté à ma copine à l’Accor Arena. Elle t’a vu de loin. Tu l’as vue ? Elle est très stylée ma copine. Eh, ils ont même écrit un article sur moi ! Si si, dans Ouest France, je te lis le titre : « Ce Choletais filme les exploits de Victor Wembanyama ». On se partage même les titres de journaux maintenant.
Cet article fut le premier pont entre mes grands-parents et mon activité professionnelle. De « alors, ça se passe bien à troshtok ? », à cette honnête et touchante considération fin février, lorsque l’application Ouest France les a notifiés avec le visage de leur petits-fils. C’est génial, de partager sa réussite avec ses proches. D’ailleurs, jeudi dernier, après ta défaite contre Monaco sur le court Philippe-Chatrier, j’ai prêté ma veste de photographe accrédité à Pierre-Louis, un très très bon pote. Déontologiquement, c’est foireux. Mais son passage sur le parquet n’a duré que 30 secondes, juste le temps de le faire kiffer. Il t’a approché, n’a rien osé te demander, mais est quand même reparti avec un selfie en compagnie de Bilal Coulibaly. Ça fait peut-être dicton un peu simplet du type qui veut clore facilement sa lettre ouverte de 15 000 caractères, mais l’important, dans la réussite, c’est d’en faire profiter ceux auxquels on tient. Tu es, je crois, le mieux placé pour le comprendre.