La saga Abe Saperstein – Part 1 : de la jeunesse aux Globetrotters
Le 06 août 2022 à 12:42 par David Carroz
Ils étaient grands, athlétiques et afro-américains. Lui, petit, gros et blanc. Comment faire plus opposés que les Harlem Globetrotters et leur propriétaire, Abe Saperstein ? Pourtant, cet ensemble d’antagonismes, de différences a abouti à une réussite exceptionnelle, qui rythme encore la planète basket au son de Sweet Georgia Brown. Pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire, ce succès est celui de ce petit homme rond à la langue bien pendue qui a mis sur pied l’un des plus grands shows de l’histoire.
Avant de devenir un véritable magnat du divertissement sportif, Abe Saperstein s’est cherché. Difficile de trouver sa voie quand on est un immigré baladé de déménagement en déménagement et que l’intégration est loin de fonctionner à plein régime pour le jeune Juif. Comme souvent dans ces situations, le sport joue un rôle prépondérant pour changer la donne. Même si c’est finalement en dehors des terrains que Saperstein fait son trou.
Jeunesse itinérante
Comme un présage à sa future vie professionnelle faite de déplacements avec les Harlem Globetrotters, la jeunesse d’Abe Saperstein est marquée par le sceau du mouvement perpétuel. Tout commence à Londres pour ce fils d’immigrés juifs polonais. Au bout de cinq piges, il atterrit à Chicago, avec sa mère et ses trois frères et sœurs. Ils rejoignent leur paternel, arrivé un an plus tôt pour s’installer et trouver un job comme tailleur. S’il s’agit d’un premier changement pour Abraham, ses parents n’en sont pas à leur coup d’essai. Louis et Anna Saperstein ont en effet quitté la Pologne pour éviter l’enrôlement de force dans l’armée russe, profitant de leur lune de miel en Angleterre pour ne jamais revenir.
Une fois dans l’Illinois, la bougeotte ne cesse pas pour autant. La famille enchaîne les déménagements à mesure qu’elle s’agrandit. La fratrie monte jusqu’à neuf bambins et trouver un appartement assez grand pour accueillir tout le monde n’est pas chose aisée. Louis Saperstein gruge auprès des propriétaires en ne se présentant qu’avec trois ou quatre enfants. La ruse fonctionne un temps, mais jamais plus de quelques mois. Si bien que l’avis d’expulsion tombe rapidement, synonyme qu’un tel manège reprend pour trouver un nouvel endroit où squatter. Ainsi, avant même de passer sa vie sur la route avec les Globetrotters, Abraham Saperstein prend déjà l’habitude de faire, défaire et refaire ses valises régulièrement. Alors bien sûr, les distances parcourues ne sont pas les mêmes. Toute cette bougeotte familiale, bien loin des grands espaces américains, se concentre dans un rayon de deux petits kilomètres autour de Ravenswood, un quartier catholique situé à bonne distance du ghetto juif de Chicago.
Le sport, un refuge pour Abe Saperstein
Une situation qui n’est pas sans difficulté pour les enfants. Dans l’école élémentaire du coin, ils sont les seuls d’obédience judaïque et leurs camarades n’hésitent pas à leur rappeler cette différence. Abe entend plus que de raison les insultes sur sa religion. Surtout qu’avec son physique peu imposant – plus petit que la moyenne – le jeune Abraham est une cible facile. Pour se défendre, il s’essaie à la boxe. Avant de finalement trouver un endroit où ni sa taille, ni sa religion ne remettent en cause son intégration.
En 1912, il découvre la balle orange et se met également à tâter de la batte. Comme pour beaucoup d’immigrés, le sport joue son rôle d’intégration, de mise à mal des stéréotypes. Après l’initiation sur les playgrounds et au sein des YMCA, il poursuit son histoire d’amour avec le sport au lycée. Pas de quoi faire de lui une star, loin de là, mais assez pour avoir sa place dans l’équipe première des deux activités lors de sa dernière année.
Abe Saperstein trouve sa voie
Dans le même temps, Abe Saperstein se dégote une autre passion. Celle des mots, de la communication. Il se rend compte qu’il est capable de discuter de tout, avec tout le monde. Que sa conversation est appréciée. Les bases de son avenir sont présentes, mais il reste à savoir quoi en faire. À sa sortie du lycée – avec son diplôme en poche, le premier de la famille – un semblant de stabilité pointe le bout de son nez. Pas d’un point de vue professionnel puisque malgré la proposition de son père, Abraham refuse d’aller bosser dans sa boutique de tailleur. C’est du côté de l’immobilier que les choses changent pour les Saperstein. Suite à une nouvelle éviction, la famille n’a pas d’autre choix que d’acheter une maison, après 14 ans d’errance. Avec quatre chambres à répartir pour les onze membres de la famille, Abe se retrouve sur le canapé. Qu’il ne va pas quitter – ou alors épisodiquement – au cours des dix prochaines années.
Il travaille chez un fleuriste, puis dans différentes entreprises, toujours en rêvant de sport. S’il se doute bien que ce n’est pas sur les terrains qu’il fera son trou, c’est dans cet univers qu’il veut réellement taffer. Il assouvit ce désir, en partie, en poussant ses employeurs à sponsoriser des équipes de basketball. Puis en trouvant finalement un job à la municipalité en 1926. Parmi ses responsabilités au Welles Park – le playground de sa jeunesse – se trouve le poste de coach des Chicago Reds. L’équipe qu’il a déjà fréquentée n’est certes qu’au niveau amateur. Mais elle lui offre cette expérience dans le sport qu’il souhaite tant. Bien sûr, il n’y a pas de quoi devenir millionnaire ou quitter le salon familial. Ni même s’imaginer en haut de l’affiche, mais le doigt est mis dans l’engrenage.
Des contacts déterminants
Grâce à son nouveau taf, il rencontre d’autres entraîneurs, des promoteurs, des managers… Dont Walter Ball, ancien joueur de Negro Baseball Leagues. Ce dernier souhaite envoyer une équipe de baseball afro-américaine en tournée dans l’Illinois et le Wisconsin. Pour cela, il a besoin d’un agent qui va réserver les dates. De préférence blanc, pour plus de facilités avec les équipes et organisateurs locaux. Abe Saperstein saisit l’opportunité, il persuade Ball de lui faire confiance. Et il ne va pas le décevoir. Si bien que derrière, c’est le début d’une grande histoire entre Abraham et les ligues de baseball afro-américaines. Mais surtout, le bouche à oreille fait son effet et d’autres entités sportives se tournent vers lui.
C’est ainsi que lorsque Dick Hudson, qui vient de monter un Black Five de haut vol pour partir en tournée, se tourne vers Walter Ball pour quelques conseils en barnstorming, l’ancien baseballeur lui propose de passer par Saperstein pour réserver les rencontres. Ce qu’il semble avoir réalisé, car si après cette tournée Abe ne garde pas de lien avec la formation du Giles American Legion Post – qui devient ensuite le Savoy Big Five – dirigée par Hudson, le voyage porte clairement sa griffe avec une polémique entourant le pedigree universitaire des joueurs. Alors que la plupart ne sont même pas allés à la fac, ils sont présentés comme issus d’écoles prestigieuses. Le genre de publicité mensongère ou d’enjolivement dont Saperstein va régulièrement faire usage au cours de sa carrière.
Braquage sur les Globe Trotters
S’il continue de temps à autre à gérer d’autres rencontres pour des équipes itinérantes de baseball, son business ne décolle pas et il ne paraît pas en mesure d’en faire son taf à plein temps. Il gravite toujours autour du monde sportif chicagoan, mais sans grande perspective. Une nouvelle opportunité se présente quand lors de la saison 1928-29, Tommy Brookins – ancien du Savoy Big Five qui a monté sa propre équipe suite à un conflit financier – frappe à sa porte pour l’organisation d’une tournée dans le Michigan et le Wisconsin. Afin de couvrir ses frais et d’aller directement sur place pour booker les dates, Abe Saperstein réclame une avance de cent dollars. Les joueurs acceptent. S’ils ne regrettent pas dans un premier temps ce choix, ils finissent par déchanter.
En effet, les Tommy Brookins’ Globe Trotters découvrent durant leur voyage qu’une autre équipe joue dans les mêmes salles qu’eux, à des dates légèrement différentes. Furieux, Brookins reprend contact avec Saperstein pour des explications. Ce dernier ne cherche même pas à nier, répondant qu’il pensait que c’était une bonne idée et qu’il ne pouvait rien faire maintenant que la tournée était lancée. Alors que la situation aurait pu s’envenimer, Brookins met finalement fin à son aventure Globe Trotters. Déjà sur le départ pour se rapprocher de sa mère malade, cette trahison associée à une offre intéressante comme chanteur au Savoy Ballroom le poussent à s’éloigner du basket.
En ayant monté cette tournée parallèle, Abe Saperstein a mis sur pied une équipe. Ou plutôt récupéré des joueurs d’une formation existante, le Savoy Big Five dont Brookins s’était séparé. Il dispose donc d’un groupe avec lequel il s’associe. Il reprend le nom de Globe Trotters – qui devient plus tard Globetrotters – composé majoritairement d’anciens gamins de Wendell Phillips, lycée afro-américain du coin qui cartonne sur les parquets. Petit changement tout de même, puisque l’équipe s’appelle désormais les New York Harlem Globe Trotters. Avec ce nouveau blase, Abe Saperstein a plusieurs objectifs. Le terme Globe Trotters lui permet de capitaliser sur les premières tournées réalisées par l’ancienne version de la formation. New York donne un côté plus lointain, plus légitime au moment où les trajets restent à distance raisonnable de Chitown. Les gens se déplacent plus pour une équipe venant de Big Apple que de Chicago lorsque la rencontre se joue dans l’Illinois. Harlem, la capitale afro-américaine, avertit le public : c’est bien un Black Five qui se pointe en ville. En s’annonçant de la sorte, il évite d’éventuels problèmes.
L’homme à tout faire
En plus de gérer cette communication et les RP, Saperstein endosse le rôle d’agent, de manager, de chauffeur et de seul remplaçant de l’équipe. Ainsi, il garde sa tenue de match sous son costume lors des rencontres en cas de pépin physique. Terrain qu’il foule exceptionnellement, de façon peu glorieuse, mais la supériorité des siens est telle que le handicap passe inaperçu. Heureusement, car l’accroissement de son tour de taille dépasse la baisse de ses faibles qualités sportives entrevues lors de sa jeunesse. Si bien que parfois, les Trotters s’en sortent mieux en infériorité numérique qu’avec son aide.
Finalement, la seule casquette qui lui échappe est celle de propriétaire. Pour le moment. Dans ce partenariat, les cinq ballers touchent une part des recettes pendant qu’Abraham en récupère une double. Histoire de couvrir les frais de déplacement et de réservation.
De l’immigré juif rejeté à membre d’une équipe de basketball de barnstorming – même s’il ne foule quasiment jamais les parquets – Abe Saperstein a trouvé sa place. Mais surtout sa vocation. Capable d’embobiner les gens grâce à son éloquence, il associe ses talents d’organisateur à sa passion pour le sport. Des débuts difficiles qui vont bientôt lui ouvrir de nouvelles perspectives.
Source : Spinning the Globe: The Rise, Fall, and Return to Greatness of the Harlem Globetrotters de Ben Green