Caitlin Clark, le débat au mauvais endroit
Le 06 juin 2024 à 18:41 par Julien Vion

Caitlin Clark est un phénomène de basket. Après des années aussi exceptionnelles qu’historiques en NCAA, ses débuts en WNBA ont été accompagnés d’une hype inédite. Mais depuis une semaine, de moins en moins de monde parle de basket. Et le débat, comme toute l’énergie dépensée, tombe au mauvais endroit.
Comment caractériser le début de saison de Caitlin Clark ?
La numéro 22 est une meneuse très talentueuse dans l’une des moins bonnes équipes de la ligue (Indiana Fever), qui parvient à montrer des belles choses malgré un souci d’efficacité. Mais si on allume ESPN, ou pire, qu’on ouvre par mégarde un thread X à son sujet, presque rien de tout ça n’apparaît. Car sur les terrains WNBA, Clark est bousculée et apprend la réalité du monde professionnel à la dure. Mais un discours s’impose, selon lequel elle serait ciblée, détestée et jalousée par toutes. Qu’en est-il vraiment ?
L’événement qui met le feu aux poudres
La WNBA est une ligue physique, et Caitlin Clark en fait déjà l’expérience. Mais le samedi 1er juin 2024, le monde du basketball féminin s’enflamme. Plus important encore, le monde du basket tout court se rue sur la situation, et tout le monde y va de sa petite take personnelle.
Alors qu’il reste 15 secondes dans le troisième quart-temps, le Fever d’Indiana mène de quelques points face au Chicago Sky. Clark attend une remise en jeu, mais reçoit un méchant coup d’épaule de Chennedy Carter qui l’envoie au sol. Angel Reese, sur le banc de touche, célèbre l’action. Simple faute sifflée, le jeu continue.
Chennedy Carter was called for a common foul on this play with Caitlin Clark.
Should this have been upgraded to a flagrant 1? 🤔pic.twitter.com/m2zoJ0KI1Q
— ClutchPoints (@ClutchPoints) June 1, 2024
Le Fever remporte ce soir-là son deuxième match de la saison, mais le sujet est presque éclipsé. Ce qui est dans toutes les discussions, c’est le traitement de la numéro 1 de la Draft 2024 par les joueuses de WNBA. Clark elle-même rebondit dessus en conférence de presse :
“C’est comme ça. Je pense que j’en suis au point où il faut l’accepter et ne pas riposter. Laissez-les vous détester, c’est comme ça. Ne les laissez pas entrer dans votre tête. Je sais que c’est courant, je sais qu’à ce stade, je vais prendre quelques coups par match, et c’est comme ça.”
L’histoire complète, c’est que les deux joueuses se sont livré une sacré bataille tout au long de la rencontre. Caitlin Clark est une athlète qui aime le trashtalking et qui ne se gène pas pour essayer de se faire respecter. À raison. Le lendemain, la WNBA requalifie la faute en “faute flagrante”, là aussi à raison. Mais quand Chennedy Carter en remet une couche en déclarant : “À part le tir à trois points, qu’apporte-t-elle à la table ?“, les freins du train lâchent.
L’utra-polarisation des médias américains
Dans un premier temps, il fallait s’armer de patience, ou d’une bonne paire de jumelles, pour trouver de la nuance.
Une partie des consultants sur les plateaux de télévision américains, à qui des milliers d’internautes emboîtent le pas, dénoncent un traitement “injuste” et “jaloux” de la part de joueuses WNBA envers Caitlin Clark. Emmanuel Acho ou Patrick McAfee, le premier avec plus de pincettes que le second, sont partis en croisade télévisuelle pour demander à ce qu’on respecte l’ancienne joueuse d’Iowa tant elle révolutionne le basketball féminin et “met la ligue féminine sur la carte”. Il y a quelques semaines, Charles Barkley avait déclamé des propos en ce sens, qui sont vite réapparus à la lueur de l’incident avec Carter :
“Vous êtes toutes mesquines, les filles (…) Vous devriez toutes remercier cette fille {Caitlin Clark, ndlr} de vous avoir obtenu des charters privés, tout l’argent et la visibilité qu’elle apporte à la WNBA.” – Charles Barkley, le 23 mai 2024
À l’inverse, d’autres analystes, souvent plus informés et spécialistes de la WNBA, se sont élevés contre ce discours. “This is not hate, this is hoops” {ce n’est pas de la haine, c’est du basket}, résume Chiney Ogwumike sur ESPN. Les actions de ce type arrivent parfois dans le basket, et doivent être sanctionnées quand elles dépassent la limite. Mais le sentiment général reflète plutôt un esprit de compétitivité plutôt qu’une jalousie généralisée fantasmée.
“The WNBA has always been a physical league, full of competitive fire and trash talk.”@chiney with her State of the Union, WNBA Edition: pic.twitter.com/xGHeJPVUq1
— SportsCenter (@SportsCenter) June 3, 2024
La WNBA et le “rookie treatment”
Pour prendre un peu de hauteur, les éléments de réponse sont détenus par les plus connaisseurs. L’accueil reçu par Caitlin Clark sur le terrain n’est en rien inédit. La WNBA est une ligue particulièrement physique, dont les joueuses gonflent régulièrement les muscles pour souhaiter la bienvenue aux rookies.
Que les joueuses aient un surplus de motivation face à elles et aient envie de prouver, ça me semble évident. Mais ce n’est pas la première rookie qui reçoit un accueil salé. C’est juste la première fois que les médias en parlent.
— Shaï Mamou (@MamouShai) June 4, 2024
Ni les fautes flagrantes, ni les rivalités, ni le trashtalking ne sont des éléments nouveaux en WNBA. L’accueil ne relève pas d’un phénomène unique spécifique à Caitlin Clark, mais il est simplement démultiplié par la couverture médiatique – depuis des médias ne traitant pas la WNBA d’habitude – qui sert de caisse de résonance puissance soixante-dix.
Rien que cette saison, d’autres rookies de la cuvée 2024 ont été accueillis de manière bien sympa par leurs nouvelles collègues. Angel Reese a par exemple été joliment envoyée au sol par Alyssa Thomas il y a quelques jours, et toute les légendes débarquées de l’université avec une grosse hype n’ont pas eu un tapis rouge sous leurs pieds.
Concernant Caitlin Clark, ses adversaires sont agressives aussi parce que c’est un moyen de… la ralentir. La meneuse mesure 1m83 pour 70 kilos, et accuse forcément un peu le coup face à une défense robuste. Sinon, elle a le talent d’en marquer 35. Indéniablement. Breanna Stewart avait déjà souhaité la bienvenue à la numéro 22 avec un écran gentil comme tout, tandis qu’Aari McDonald avait carrément tenté une pression tout terrain sur la meneuse entre… deux lancers francs.
Caitlin Clark getting done how the Bad Boys Pistons did MJ 😂😂
— Hater Report (@HaterReport_) May 18, 2024
Caitlin Clark is so good she’s getting guarded between free throw attemptspic.twitter.com/uXoB1PTs2R
— Barstool Sports (@barstoolsports) May 29, 2024
Ces deux vidéos montrent des exemples de compétitrices qui jouent dans une ligue sportive d’élite, souhaitant hausser le ton face à une rookie avec une hype inégalée. De la même manière, Dillon Brooks avait essayé de déstabiliser Victor Wembanyama l’an dernier, et Aaron Gordon avait même mis le Français au sol. Sur le sujet, l’excellent thread – à retrouver ici – de @MysticsBe sur X pointe très justement du doigt une partie des points mentionnés ci-dessus.
Si l’aspect physique de la WNBA lui est propre, et ne doit pas surprendre, l’incident avec Chennedy Carter est un exemple de ligne rouge franchie, qui doit être sanctionnée. Mais au-delà de la question de l’agressivité, la ligue a des règles claires et des arbitres pour les appliquer, comme cela aurait dû être le cas le 1er juin. Monica McNutt (ESPN) le résume ainsi :
“Il s’agit moins de Caitlin Clark que de ce qu’a été Chennedy Carter et de ce qu’elle continue à développer.”
Carter a déjà un historique de comportement répréhensible, peut-être a-t-elle partagé un camp d’été avec Draymond Green, l’histoire ne le dit pas. L’action est sale, la joueuse est connue du comico du coin, la sanction est méritée.
Comment en arrive-t-on là ?
Rien de nouveau sous le soleil, les médias américains n’appartiennent pas qu’au domaine sportif, mais bel et bien au divertissement. Certains consultants en font des caisses, grossissent les traits et… sont payés pour ça, au-delà de la méconnaissance des spécificités de la WNBA. Ici, trois éléments semblent être importants à prendre en compte.
- 1. La starification de Caitlin Clark
Dans l’histoire du basketball féminin, personne n’a cristallisé autant d’attentes que Caitlin Clark. Par effet boule de neige, chacun de ses gestes est commenté, et chaque comportement envers elle est disséqué trois fois plus. Au-delà de son accueil sur les parquets, ce phénomène entraîne un décalage mécanique avec d’autres athlètes, restées loin des projecteurs et des gros contrats en même temps que la ligue.
Mais le niveau de hype inédit exacerbe et polarise les avis dans cette situation car le décalage mécanique est interprété au profit d’une jalousie supposée. Cependant, l’interprétation extrapole. Certes, Angel Reese met le doigt sur quelque chose quand elle déclare : “Beaucoup d’entre nous ont fait beaucoup pour le jeu et… il y a tellement d’autres joueurs dans cette ligue qui méritent cela depuis vraiment très longtemps.” Sauf qu’il ne s’agit pas de tomber dans l’écueil inverse. L’arrivée de Caitlin Clark reste une merveilleuse nouvelle pour la ligue et apporte ses brouettes de choses positives.
- 2. Caitlin Clark, “sauveuse” de la WNBA
L’autre souci, qui en découle, c’est le discours évoqué en introduction selon lequel la WNBA doit tout ou presque à la meneuse de jeu de 22 ans. Difficile de faire plus caricatural que Patrick McAfee qui affirme sur ses plateaux : “Fréquentation, Caitlin ; taux d’audience, Caitlin ; produits dérivés, Caitlin ; affaires, Caitlin ; popularité, Caitlin“.
Angel Reese a déclaré d’une façon maladroite : “la raison pour laquelle nous regardons le basket-ball féminin n’est pas due à une seule personne. C’est aussi grâce à moi“. La formulation est peu habile, mais le fond du message de la joueuse du Sky doit nous servir à détecter les rengaines caricaturales. Tomber là-dedans au sein de ce débat, c’est desservir tout le sport, et Clark aussi.
- 3. La question raciale aux États-Unis
Enfin, le portrait de la situation ne serait pas complet sans évoquer la question raciale, qui prend une place importante dans énormément de débats outre-Atlantique. Disclaimer pour les moins familiers du sujet : du point de vue français, les clés de compréhension sont complètement différentes.
Parce que Caitlin Clark est blanche, ses accomplissements comme ses péripéties sont parfois interprétées à la lumière de sa couleur de peau. Dans l’histoire du basketball, masculin comme féminin, ce serait une omission que de tenter de ne pas voir la couleur. Certains analystes, comme Bob Costas sur CNN, avancent que l’altercation entre Angel Reese et Alyssa Thomas reçoit moins de couverture médiatique… en raison de la même couleur de peau des deux joueuses. Parce que Clark est blanche, le traitement serait différent. Tony Kornheiser et Michael Wilbon lisent également la situation en rappelant l’ère Magic/Bird en NBA.
Les avis, ici, peuvent différer. Mais ce qui est aussi une erreur, c’est de lier la clé de lecture de la couleur de peau avec celle de la jalousie supposée. Là encore, c’est desservir plus que le basketball. Un coup d’œil sur X avec quelques mots clés donne un aperçu de la violence de certains débats américains, qui dépassent toute rationalité et frappent sur le tambour du bon débat tendance.
La gestion de Caitlin Clark par le Indiana Fever
Tant de mots ont été écrits, tant d’insultes proférées, tant de débats interminables pour un sujet dont on oublie presque le point de départ à mesure de lire toutes ces lignes. Oui, Caitlin Clark est bousculée. Oui, parce qu’elle est forte, elle est ciblée. Mais on parle d’une ligue compétitive. Et tout abus doit être sanctionné.
L’autre pan du problème réside aussi dans sa gestion par le Fever. En WNBA, personne n’a disputé plus de minutes depuis le début de saison que… la rookie Caitlin Clark (363). C’est d’abord parce qu’Indiana a disputé 11 matchs en trois semaines, soit davantage que n’importe quelle autres franchise (à titre de comparaison, les Las Vegas Aces ne sont qu’à 7). Mais avec 33 minutes de moyenne – très élevé dans une ligue où les rencontres durent 40min – la numéro 22 tire parfois la langue. Aussi, la coach Christie Sides a parfois laissé Clark longtemps sur le terrain malgré les blow-outs, comme dans certains quatrième quart-temps malgré 25 ou 30 points de retard.
On rappelle également qu’il y avait à peine un mois entre la fin de la longue saison universitaire de Caitlin Clark (début avril) et ses débuts en WNBA (mi-mai). Au bout d’un moment, la moteur surchauffe. Et pour répondre au défi physique, ce n’est pas le plus pratique.
Concernant ce point, et plus largement les conséquences liées à la santé mentale et physique de Caitlin Clark, le très bon papier rédigé par Ghislain Clement sur le média Swish Swish résume parfaitement la situation : Mais que fait le Fever avec Caitlin Clark ?
Et maintenant ?
Et bien maintenant, on aimerait… retourner au basket.
La WNBA ne se portera que mieux quand les observateurs débattront de l’utilisation tactique de Caitlin Clark ou de l’évolution de sa relation avec le collectif du Fever. A’ja Wilson banalise l’exceptionnel, le Connecticut Sun est toujours invaincu, le Liberty et son duo magique fait des merveilles, mais ces sujets sont malheureusement relégués au second rang.
Les incidents comme celui entre Clark et Carter arrivent dans une ligue professionnelle. Suivant les règles en place, les sanctions doivent être proportionnelles, et le jeu doit suivre son cours. C’est aussi aux coéquipières de Caitlin Clark de se mobiliser autour d’elle, et de créer une solidarité sur le parquet pour répondre au défi physique.
Mais le reste, c’est un débat au mauvais endroit.
Quand on apprend, via ESPN, qu’un homme s’est introduit dans l’hôtel du Chicago Sky et de Chennedy Carter, proférant des insultes racistes et misogynes, on doit réaliser l’ampleur du problème. La marmite, alimentée par les réseaux et les médias, est en ébullition, et le danger grandit au sens figuré comme un sens propre. Rien de tout ça n’est au service d’une ligue qui regorge de joyaux.
La belle hype du débat de saison avait consacré Caitlin Clark, Breanna Stewart, Sabrina Ionescu et des dizaines d’autres joueuses que les fans découvraient ou apprenaient à connaître davantage. On ne demande qu’aux projecteurs de rebasculer en plein milieu de la grande scène, celle du terrain tout simplement.