Tour du monde des playgrounds – Rucker Park, New York, États-Unis
Le basket-ball est un sport urbain qui possède cet avantage de pouvoir être pratiqué n’importe où à condition de trouver un cercle, un peu solide de préférence, et un filet pour les puristes. Avant d’évoluer devant 20 000 personnes tous les soirs dans des salles aux équipements derniers cri, de nombreux joueur NBA se sont d’abord fait un nom sur un modeste terrain de quartier. Mais ne vous fiez pas aux apparences, on y retrouve parfois des ambiances plus chaudes qu’un Game 7 des Finales. A chaque playground son atmosphère, ses règles, ses légendes et son histoire. Prochaine étape de notre tour du monde des courts les plus marquants, direction les États-Unis et plus particulièrement New York, pour une visite guidée de Rucker Park qui a notamment vu grandir Kareem Abdul-Jabbar et Julius Erving.
La fiche
- Nom : Rucker Park
- Adresse : croisement de la 155th Street et du Frederick Douglass Boulevard
- Ville : New York, New York
- Construction : 1947
- Tournois : Rucker Tournament, Rucker League
- Surnom : Rucker
- Légendes : Kareem Abdul-Jabbar, Julius Erving, Earl Manigault, Connie Hawkins, Joe Hammond, Nancy Lieberman…
Histoire de Rucker Park
Avant La Mecque du basket-ball, New York abrite le temple du streetball : le Rucker Park. Plus qu’un terrain de bitume supportant deux paniers à ses extrémités, le playground niché au cœur de Harlem est un lieu sacré et chargé de symboles. Après la Seconde Guerre mondiale, Holcombe Rucker veut sensibiliser les jeunes et tout mettre en œuvre pour ne pas les perdre dans les abysses de la drogue. Professeur d’anglais, Rucker comprend très vite que l’école c’est bien, mais qu’il faut laisser évacuer l’énergie des enfants et adolescents hors du cadre scolaire. Frappé de plein fouet par la ségrégation et la pauvreté, le quartier de Harlem sombre dans la drogue et l’illégalité pour que ses habitants survivent. En 1947, Holcombe Rucker décide d’organiser des tournois de basket dans le quartier pour proposer une autre voie à la jeunesse. Le New-Yorkais voit juste. Ses tournois attirent des immenses foules année après année, obligeant l’organisateur a changer cinq fois de lieu entre 1947 et 1965 pour accueillir les basketteurs des quatre coins de Harlem, puis de New York.
Loin de l’académique basket-ball joué par les blancs dans un gymnase, le streetball new-yorkais est la propriété des Afro-Américains avec un style de jeu aux antipodes de ce que pouvait imaginer James Naismith, inventeur du panier-ballon. Et s’il y a bien un endroit où les codes, symboles, surnoms sont indissociables de son poids culturel, c’est bien Rucker Park. Tout le monde veut être sur le trône du playground mythique et être couronné roi de Harlem. Mais on ne vient pas dans le royaume avec un quelconque statut, c’est le public qui vous donne un surnom selon vos performances, votre physique, votre style etc. Attention à ne pas se louper donc.
Car à Rucker, plus que n’importe où, la compétition est reine. Plus encore, elle est la valeur moteur de son créateur Holcombe Rucker. Le slogan du tournoi de l’époque est “each one, teach one” (chacun enseigne à chacun), un slogan évidemment caractéristique de l’état d’esprit de M. Rucker. Au playground, on ne vient pas uniquement pour s’amuser et évacuer une journée de cours. Les valeurs d’éducation prônées par l’ancien professeur d’anglais demeurent, dans un espace dédié à une compétition toujours plus intense d’année en année. Les matchs sont arbitrés par de vrais arbitres qui se font la main avant d’aller en NBA pour certains et le terrain est encadré de modestes gradins remplis de fans prêts à voir du beau spectacle. Et ça, les joueurs le comprennent bien et s’efforcent à jouer avec autant de style esthétique que de stratégie pragmatique. La foule monte sur les toits et les grillages pour entrevoir ses idoles de la rue, celles qui brilleront en NBA. En résumé, il faut gagner en jouant bien, pardon, en utilisant le bitume comme un espace d’excellence.
Avec le Rucker Tournament, puis plus tard la Rucker League, les joueurs affluent dès les années 1950 et 1960 et certains petits noms de la rue deviendront des grands noms des parquets de la NBA, quand d’autres préféreront l’anonymat du grand public au profit de la reconnaissance éternelle de leurs pairs du streetball. Atteint d’un cancer, Holcombe Rucker décède brutalement à 38 ans, en 1965, mais laisse son nom, un héritage, une culture et des symboles éternels au croisement de la 155th Street et du Frederick Douglass Boulevard. Depuis ce jour, le Rucker Park ne bougera plus.
C’était leur jardin
Berceau des moves que l’on voit aujourd’hui, le Rucker Park a élevé certains des plus grands noms de l’histoire du basket. Comment ne pas débuter par le Docteur. Avant de renverser la NBA, Julius Erving a commencé ses opérations à Harlem. Coupe afro, athlète monté sur échasses, des doigts de velours, Dr. J devient une icône du bitume de Rucker dans les années 1970. Seul problème, Erving déteste les tentatives de surnom du public ou du speaker, et dit simplement “Si vous voulez me trouver un surnom, appelez moi simplement The Doctor”. Personne n’avait envie de contrarier le grand Julius, alors la foule commençait à scander la nouvelle profession de Julius Erving. Mais à ses côtés, des garçons tout aussi talentueux venaient tâter la balle orange : Nate Archibald, Lew Alcindor aka Kareem Abdul-Jabbar, Wilt Chamberlain, Earl Monroe… En fait, ils ne sont pas talentueux, ils sont tout simplement membres du Hall of Fame aujourd’hui.
Légendes NBA, ces monstres de l’histoire n’ont pas oublié l’atmosphère électrique du Rucker. À tel point que certains de leurs coéquipiers n’ont jamais pu s’en séparer. Connie “The Hawk” Hawkins, Richard “Pee Wee” Kirkland, Joe Hammond se sont fait les crocs à Harlem mais n’ont jamais pu ou voulu passer le cap de la Grande Ligue. Mais à Rucker Park, un être règne sur son monde plus que n’importe quel autre baller : Earl “The GOAT” Manigault. Dunkeur fou des années 1960, Manigault fait de son double-dunk en l’air son geste signature. Qui dit légende, dit forcément mythes et croyances. On rapporte que le garçon d’1,83 m aurait touché une pièce de monnaie en haut de la planche. Sacré détente. Malheureusement accro à l’héroïne, le GOAT sombre en prison dès 25 ans et meurt à 53 ans d’une insuffisance cardiaque. Et si vous vous demandez pourquoi Earl Manigault est surnommé le GOAT, c’est tout simplement parce que le bonhomme était considéré comme le meilleur joueur du streetball de l’histoire. Paroles de Kareem Abdul-Jabbar.
Entre grands de la street et champions NBA, le Rucker Park a fait naître des prodiges féminines. Gail Marquis, Janice Thomas, Nancy Lieberman… Ces noms ne vous disent peut-être pas grand-chose pourtant elles ont permis, elles aussi dans les années 1960, de populariser le basket auprès des femmes. Et la meilleure façon de se montrer, c’est de se rendre sur la 155th Street et de jouer. Comme leurs camarades masculins, certaines joueuses se font un nom sur le goudron new-yorkais et attirent l’œil des équipes nationales de basket. Lieberman et Marquis participeront ensuite à la médaille d’argent du basket féminin américain aux Jeux olympiques de Montréal en 1976.
L’heure de gloire de Rucker Park
Vous l’aurez compris, Rucker est différent. Pionnier des playgrounds, l’endroit n’a pas connu une heure de gloire particulière et spontanée. En réalité, la gloire n’a jamais cessé de s’immiscer dans le goudron du plus mythique des courts de basket. Pour illuminer une période précise, il est inévitable de se penser sur la double décennie des 1960’s et des 1970’s. Créé depuis un peu plus de vingt ans à cette époque, l’endroit est orphelin de son père, Holcombe Rucker. Pour honorer sa mémoire, deux joueurs, Robert McCullough et Fred Crawford fondent le Rucker Pro Tournament. Streetballers au sommet à l’époque, l’idée se concrétise vite et attire monts et merveilles de la balle orange.
Coup du destin ou hasard, les années 1960 et 1970 font éclore les talents de KAJ, Wilt, Dr. J et consorts. Ainsi, chaque été est rythmé par le son assourdissant du public de Harlem pour encourager, huer, applaudir les participants du tournoi. Et quand ce genre de garçon ramène ses sneakers sur le playground le plus chaud de la ville, l’atmosphère devient brûlante. On ne vient pas pour un prix de quelques centaines de dollars, on vient pour se faire un nom et être respecté par la rue. Un crédo sur lequel s’appuie les speakers et les DJ présents pour couvrir l’événement annuel. Grosses annonces pour haranguer la foule, shows de hip-hop, Harlem fait le spectacle et le fait savoir dans tout New York, puis dans tous les États-Unis, avant de résonner en Europe. Le documentaire Rucker50 retrace les heures mythiques de Rucker, et de McCullough à Nancy Lieberman en passant par Aleksandar Djordevic, ancien sélectionneur de la Serbie, les intervenants sont unanimes quant au caractère mystique et singulier de l’endroit aux chaudes journées de l’été.
Plus qu’un lieu de culte, le Rucker Park est un lieu d’élévation sociale. On l’a dit, le playground est au cœur d’un quartier pauvre et frappé par la ségrégation. L’ambition de Holcombe Rucker était de faire de ses protégés, Afro-Américains dans la majorité, des étudiants à l’université. Aujourd’hui, rien ne semble plus banal que d’énoncer un tel objectif. Mais ans les années 1960, l’université est sociologiquement ultra-dominée par les blancs, mais grâce aux idéaux de/du Rucker, un nombre éclatant de jeunes ballers s’élèvent socialement, vont à l’université et sont sauvés des griffes de l’illégalité et de la drogue. Bob McCullough déclare d’ailleurs que le professeur d’anglais l’a “sauvé”. On ne peut pas rêver d’une meilleure heure de gloire.
Et maintenant ?
Le Rucker Park a muté en même temps que la société américaine et la NBA. Dans les années 1980, ESPN et d’autres sponsors couvrent le tournoi d’été de Rucker Park et donnent une nouvelle dimension au Rucker Tournament. Au début des années 2000, le marqueur de la rue marque au fer rouge la Grande Ligue avec son porte-drapeau, Allen Iverson. The Answer se rend à Rucker pour illuminer de ses crossovers le bitume de la Grosse Pomme. En 2002, Kobe Bryant se rend au playground et arrive en grandes pompes à Harlem pour un match d’exhibition. Puis c’est au tour de Kevin Durant d’enflammer tout New York à l’été 2011. Et la ligue d’été alors ? Entre juillet et septembre, le Rucker prend ses habits de lumière, son bitume est colorée, les habitants du quartier se rendent sur la 155ème rue et laissent les acteurs faire le show. Plusieurs caméras de tournage se sont installés à Rucker pour y tourner des films comme The Real : Rucker Park Legends (2006), On Hallowed Ground : Streetball Champions of Rucker Park (2000) ou L’étoile du Bronx (1996), forgent encore plus la légende du temple du streetball et préservent son côté sacralisé.
Depuis le “premier” Rucker Park en 1947, beaucoup de choses ont changé à Harlem. La médiatisation, les sponsors sont venus à Rucker surfant sur la popularité monstrueuse du streetball estival. Mais finalement, rien n’a changé. Sous l’impulsion de Richard “Pee Wee” Kirkland, les anciens transmettent à la jeunesse ce que Rucker leur a donné, avec un seul mot d’ordre : each one, teach one. Blacks, blancs, beurs, petits, grands, gros, minces, filles, garçons, aucun mur n’empêche de rentrer sur le court le plus mythique de l’histoire. De là-haut, le professeur d’anglais peut être fier son meilleur élève, le playground.
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