Berlin 1951 : Quand les Harlem Globetrotters et Jesse Owens ont fait vibrer le Stade olympique
Le 22 août 2023 à 08:20 par David Carroz
“Le sport a le pouvoir de changer le monde. Il a le pouvoir d’inspirer, le pouvoir d’unir les gens comme peu d’autres choses… Il parle aux jeunes dans une langue qu’ils comprennent.” Ces mots de Nelson Mandela lors d’une cérémonie des Laureus World Sports Awards en 2000 peuvent faire sourire lorsque nombreux sont ceux qui prétendent que la politique n’a pas sa place dans le sport. Pourtant les exemples illustrant les propos de Madiba ont jalonné l’histoire. Comme lors d’un déplacement des Harlem Globetrotters à Berlin à l’été 1951.
Un monde tendu
Six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la planète n’est pas apaisée. Car c’est désormais un conflit peut-être encore plus pernicieux qui agite le globe. Cette Guerre Froide qui divise le monde en deux blocs. À l’ouest, les États-Unis, accessoirement en train de voir le mouvement pour les droits civiques se former, avec des contestations qui prennent de l’ampleur. Et ce n’est que le début. À l’est, le bloc soviétique, qui n’hésite pas à pointer du doigt le racisme chez les Américains, renforce son emprise. Et au milieu, Berlin, une ville déchirée. Mais qu’est ce qu’un match de basketball ou les Harlem Globetrotters peuvent bien faire dans ce bordel ?
Les Harlem Globetrotters : plus qu’une équipe
Les Harlem Globetrotters, parlons-en justement. Les travaux effectués par les joueurs d’Abe Saperstein sont colossaux : vainqueurs du World Pro Basketball Tournament en 1940 mais surtout triomphants des Minneapolis Lakers en 1948 et 1949, leurs succès ne sont pas étrangers à l’ouverture de la NBA aux Afro-américains en 1950. Si la fin de la ségrégation au sein de la Ligue met à mal le monopole sur le recrutement des joueurs afro-américains dont disposait Saperstein, elle n’a pour autant pas entamé la popularité des Globetrotters, que ce soit aux États-Unis ou dans le reste du monde.
La preuve, alors qu’ils partent pour une tournée en Europe – la seconde de leur histoire – avec 57 matchs dans 47 villes différentes à l’été 1951, le public répond présent comme jamais pour les suivre. C’est d’abord au Rose Bowl de Pasadena qu’ils réunissent près de 32 000 spectateurs, un record d’affluence à l’époque. Qui ne va pas durer bien longtemps, car lors d’un voyage en Amérique du Sud quelques semaines plus tard, ils sont officiellement 50 041 à squatter le Maracanã à Rio. Un joueur des Trotters, peut-être d’origine marseillaise, prétend que le chiffre est clairement sous-estimé et qu’il devait y avoir au moins cent mille fans dans l’enceinte inaugurée un an plus tôt pour la Coupe du Monde au Brésil. Peu importe, personne ne peut rivaliser avec les Harlem Globetrotters en ce début des fifties. Et c’est loin d’être fini pour cette année 1951…
Le Département d’État prend la main sur les Globetrotters
Forcément, l’impact des Harlem Globetrotters ne passe pas inaperçu auprès des politiques et le Département d’État décide de faire d’eux des ambassadeurs de la culture américaine au cours de la Guerre Froide. Et oui, un Afro-américain loin des terres de l’Oncle Sam, ça peut servir quand même. Belle hypocrisie quand on sait que les lois Jim Crow ont toujours la cote aux USA. Mais il faut croire que la couleur de peau devient finalement moins importante lorsqu’il s’agit de lutter contre les soviétiques. C’est en tout cas ce qu’il va ressortir du match joué à Berlin. Une rencontre initialement non prévue au programme des Harlem Globetrotters.
Il faut dire que la tension palpable au sein de la ville aboutit parfois à des explosions de violences, comme en juin lorsqu’un combat de Sugar Ray Robinson tourne à l’émeute. À cause de cette situation, Joe Louis, ancien champion du monde des poids lourds, annule pour sa part le combat qu’il devait faire début août à Berlin. Par contre ce qui reste bien d’actualité sur ce même mois d’août, c’est la présence massive de communistes pour le troisième Festival mondial de la jeunesse et des étudiants à Berlin-Est. Pas de quoi faire kiffer le bloc de l’ouest.
Pour contrer cet événement, l’ambassade américaine à Berlin contacte de façon confidentielle le secrétaire d’État le 18 juillet pour qu’il intervienne et fasse venir les Globetrotters en ville. Les rouages politiques se mettent alors en mouvement et lors du passage des Harlem Globetrotters à Francfort le 15 août, ils apprennent le projet d’un match à Berlin. Bien que très patriote et anti-communiste, Saperstein n’est pas chaud dans un premier temps. La tournée des Globetrotters se fait avec Jesse Owens en tant qu’ambassadeur sportif et Saperstein craint que cette présence crée des tensions comme le combat de Sugar Ray. Puis il accepte devant l’insistance diplomatique.
L’armée en renfort
Il ne reste donc plus qu’à organiser la rencontre. Rien de bien compliqué, il faut juste trouver la date, sachant que les Harlem Globetrotters jouent le 21 août à Hambourg et que leur match suivant n’est plus en Allemagne mais le 23 août à Paris. Bon, pas trop le choix donc, rendez-vous le 22 à Berlin. Il faut aussi trouver un moyen pour transporter tout le monde – les Globetrotters, leurs adversaires et l’encadrement – ainsi que le matériel – un parquet démontable. La rencontre à Hambourg se terminant le soir et celle à Berlin devant se dérouler dans l’après-midi, bon courage pour faire les 300 bornes qui séparent les deux villes dans les temps et dans de bonnes conditions.
Facile, c’est l’armée qui est appelée en renfort pour gérer la logistique et le déplacement. Et elle ne sera pas de trop. Arrivés à Berlin le matin du 22 août, les Harlem Globetrotters doivent se frayer un chemin en bus jusqu’au stade. Mission quasi impossible, les rues sont noires de monde. Abe Saperstein craint une émeute, mais en réalité les jeunes Berlinois sont là pour voir et célébrer les Harlem Globetrotters. La communication n’a beau avoir commencé que deux jours plus tôt pour annoncer ce match ainsi que la présence de Jesse Owens, la foule répond présent.
Record et symbole
C’est d’ailleurs un choc immense pour les Harlem Globetrotters une fois qu’ils accèdent au Stade Olympique et qu’ils lèvent les yeux vers les tribunes : alors que les organisateurs tablaient sur dix mille personnes, ils sont 75 000 à remplir le stade. Un nouveau record pour un match de basketball qui fait souligner le symbole historique par un commentateur allemand :
“La plus grande foule de l’histoire pour voir un match de basketball s’est réunie dans l’ancienne capitale nazie pour voir un groupe de noirs entraînés par un Juif.”
En termes d’image forte, ce n’est que le début. Bien entendu, il y a un match à jouer. Les Harlem Globetrotters affrontent les Boston Whirlwinds, leurs sparring partners pour cette tournée européenne. Évidemment, le public réagit avec enthousiasme au spectacle. Mais le plus grand moment se déroule alors que les Trotters ne sont plus sur le parquet.
À la mi-temps, Jesse Owens débarque dans un hélicoptère de l’armée US. Standing ovation à sa sortie de l’appareil. Il salue alors le public et l’ambiance monte encore d’un cran. Les Globetrotters viennent l’entourer pour qu’il se change et se pare de ses habits de sprinteurs, ceux de l’équipe olympique. Il commence alors à réaliser un tour d’honneur qui transforme ce match de basketball en événement historique. Les cris, les frissons, les pleurs. Qui s’accentuent quand Jesse Owens s’adresse au public, à l’endroit même où Adolf Hitler avait fait le discours d’ouverture des Jeux Olympiques en 1936. Owens déclare :
“Les mots ne suffisent pas toujours dans les occasions comme celle-ci. Mais je me souviens de la combativité et de l’esprit sportif montrés par les athlètes allemands sur ce terrain, en particulier par Lutz Long, l’homme que j’ai réussi à battre au saut en longueur sur mon dernier saut.”
Impossible de rester de marbre en écoutant les souvenirs des performances exceptionnelles de Jesse Owens dans ce même stade quinze ans plus tôt, remportant quatre médailles d’or pour mettre à mal l’idéologie nazie. L’athlète lui-même finit submergé par l’émotion et c’est le maire de Berlin qui vient le soutenir et le prendre dans ses bras, quand Hitler avait refusé de serrer la main du champion ici-même. Nouvelle ovation dans le stade, plus personne n’a les yeux secs désormais.
L’impact du match
La victoire des Globetrotters est presque secondaire. Ce qui compte, c’est le message envoyé. Dans une Allemagne divisée, 75 000 personnes se sont réunies pour célébrer le sport, l’unité et l’espoir. Alors que les États-Unis sont encore en proie à la ségrégation, leurs ambassadeurs sportifs sont célébrés en Europe. Restés cachés plus d’une heure dans les vestiaires suite à l’envahissement du terrain à la fin du match après avoir accompli leur devoir, les Globetrotters espèrent pouvoir repartir en passant par une sortie de secours. Peine perdue, ils se retrouvent de nouveau au milieu de la foule. Une fois enfin dans le bus grâce à l’aide de l’armée US, Jesse Owens manque à l’appel : il profite encore de ce moment et signe des autographes.
Le Département d’État est aux anges tant l’opération communication est un succès. Ils remercient chaleureusement les Globetrotters :
“Les Globetrotters ont prouvé qu’ils étaient des ambassadeurs fiers de leurs devoirs où qu’ils se déplacent. Lors des futures tournées, n’hésitez pas à contacter le département d’État des États-Unis si vous avez besoin d’aide.”
Des Trotters accueillis en héros à leur retour à New York une fois la tournée européenne bouclée. Pourtant on a bien vérifié, la ségrégation sévit toujours aux États-Unis en cette fin d’été 1951. Mais bon, le spectacle proposé à Berlin constitue « une belle publicité pour la démocratie américaine » d’après le haut-commissaire américain en Allemagne de l’ouest, car il prouve que la minorité noire peut progresser dans la hiérarchie sociale en dépit de cette ségrégation. Le sport a beau tenter de changer le monde et d’unir les gens, il ne peut pas faire de miracle non plus. Juste semer quelques graines en espérant qu’elles portent leurs fruits.
Source : Spinning the Globe: The Rise, Fall, and Return to Greatness of the Harlem Globetrotters de Ben Green