Alpha Physical Culture Club : les Caribéens pionniers et rois du basketball afro-américain à New York

Le 01 déc. 2022 à 13:44 par David Carroz

Photo de l'Alpha Big Five, le Black Five de l'Alpha Physical Culture Club
Source image : Youtube, chaîne EDWIN HENDERSON

New York, début du vingtième siècle. Alors que le basketball n’a que quelques années derrière lui, les Afro-américains trouvent dans ce nouveau sport non seulement une activité bonne pour la santé mais aussi un moyen de s’élever socialement. À travers des organisations qui se mettent en place, des formations voient le jour. Parmi ces institutions sponsorisant ou abritant un Black Five, celui de l’Alpha Physical Culture Club – surnommé Alpha Big Five – est un des pionniers.

West Indies Crew

L’histoire de l’Alpha Physical Culture Club, c’est un peu l’histoire des immigrés caribéens qui débarquent aux USA avec leur culture et leur volonté entrepreneuriale. Ces hommes – et ces femmes – issus des West Indies jouent un rôle prépondérant dans le développement du basketball new-yorkais. Que ce soit directement sur les terrains en tant que joueurs, dans les bureaux en tant que dirigeants ou dans la presse avec de nombreux journalistes influents, ils dictent les règles. Montrent la voie à suivre pour que la balle orange joue un rôle d’épanouissement et de progrès social. Bien implantés, solidaires entre eux, ils prennent le pouvoir. Si bien qu’au cours de la première moitié du vingtième siècle, ils sont les rois du basketball afro-américain à New York.

Un statut qui parfois dérange. Au sein de la communauté, il existe des conflits. Comme l’explique Claude McKay – auteur et poète de la Renaissance d’Harlem – les Afro-américains nés aux USA n’apprécient pas le style très britannique, éduqué des Caribéens. Qui de leur côté reprochent leur manque d’ardeur au travail aux migrants venus des États du Sud. Malgré ces crispations, un terrain d’entente reste de mise : une certaine unité doit subsister car ils doivent affronter le racisme et la ségrégation.

L’Alpha Physical Culture Club

Parmi les cinq mille Caribéens débarqués à Big Apple – sur les vingt mille au total aux États-Unis – en 1900, on trouve Gerald, Conrad et Clifton Norman. Trois Jamaïcains présents sur le sol US depuis 1893. Onze ans après leur arrivée chez l’Oncle Sam, leur constat est sans appel : les maladies et le taux de mortalité chez les Afro-américains vient du manque d’activité physique car selon Conrad Norman :

“Les opportunités pour les gens de couleur manquent à New York pour pratiquer des exercices physiques qui permettent  de développer et renforcer le coeur et les poumons.”

Ils se demandent alors pourquoi et comment, dans une ville où tant d’Afro-américains vivent, de tels équipements sportifs pour les siens ne sont pas disponibles alors qu’ils sont en plein boom pour les Blancs. Avec ses frères, ils décident de se sortir les doigts et d’offrir une alternative. Ils créent le premier club sportif afro-américain du pays, l’Alpha Physical Culture  Club. Alpha, car ils sont les pionniers. Et Physical Culture car à l’époque, ce mouvement aussi appelé Muscular Christianity, est à la mode. Il repose sur l’idéal d’un corps sain dans un esprit sain. Et ce corps en bonne santé grâce aux efforts physiques mène à un meilleur esprit. Ils rejoignent ainsi les propos de Booker T. Washington, leader majeur de la communauté afro-américaine :

“Il n’y a que peu de doute sur le fait qu’une des faiblesses du nègre est physique. Particulièrement si on s’attarde sur ceux vivant dans les grandes villes […] Mais dans la plupart des cas, on peut trouver l’origine de cette faiblesse physique par le non respect par ignorance des lois de la santé ou de mauvaises habitudes.”

L’aventure débute alors, dans une salle annexe d’une église de Harlem, sur la 134è Rue Ouest. Ils ne sont qu’une poignée d’adhérents au départ à faire face à l’immensité de la tâche à venir et des obstacles à surmonter. Mais ils ne manquent ni de courage, ni de détermination. Ni de soutien de la part d’autres immigrés caribéens. Une aide précieuse qui va les suivre tout au long de l’histoire de l’Alpha Physical Culture Club.

Un club d’élite

Derrière sa devise “A SQUARE DEAL FOR ALL” (un traitement équitable pour tous), le club a donc pour mission de faire le lien entre des comportements – mauvaise hygiène, mauvaise alimentation, consommation d’alcool, manque d’activité physique – et les problèmes de santé des Afro-américains. Et d’offrir un cadre pour pallier à ces habitudes néfastes dont les principaux concernés n’ont même pas conscience. Outre les exercices physiques et les conseils médicaux, l’APCC organise également des activités sociales. Tout cela dans le but de rendre plus forts, physiquement et moralement, les membres de leur communauté.

En un an, le club se structure. Il possède même son propre gymnase pour les activités sportives. Le nombre d’adhérents grandit, mais ces derniers font tout de même partie d’une certaine élite. Non seulement il faut accepter les principes, mais aussi payer des frais d’inscriptions conséquents pour l’époque. On retrouve donc au sein du club majoritairement des Caribéens bien installés, avec des positions confortables : dentistes, avocats, membres du clergé…

Alpha Big Five

Alors que le basketball commence à faire gentiment mais sûrement son trou à New York, l’Alpha Physical Culture Club lorgne lui aussi vers la balle orange, histoire d’ajouter une nouvelle activité à son offre. Et lorsque le Smart Set Athletic Club de Brooklyn et le St. Christopher Club – les deux premiers Black Fives de Big Apple – songent à mettre en place une ligue pour développer ce sport lors de l’hiver 1906-07, leurs regards se tournent vers l’Alpha. Malheureusement, les frères Norman ne peuvent répondre favorablement à la proposition. Tout d’abord ils ne disposent pas encore d’une équipe. Ensuite, ils ont d’autres chats à fouetter quand un tremblement de terre frappe leur Jamaïque natale le 14 janvier.

Tant pis, l’Olympian Athletic League voit le jour sans eux, avec le Marathon Athletic Club of Brooklyn à leur place. Ce n’est que partie remise, car au lancement de la saison 1907-08, l’Alpha Big Five est bien de la partie. Les trois frères Norman sont dans l’équipe. La formation ne brille pas par ses résultats. Pas grave pour l’organisation qui prônent des valeurs bien plus importantes que les victoires sur un terrain de basket .

I need a dollar

Afin de développer un programme de meilleure qualité, l’Alpha prend vite conscience qu’il faut de l’argent pour investir. Dans de nouveaux locaux. Y compris un gymnase plus en adéquation avec le statut du club. Cela devient la priorité de Conrad Norman et les siens. Avec comme toujours en ligne de mire le souhait de permettre à la communauté de s’élever. Et de résoudre les problèmes raciaux. De nombreux événements sont organisés pour lever des fonds, comme le 2 novembre 1909.

Ce jour-là, une journée d’activités sociales et sportives doit se dérouler. Coïncidence, cela tombe un jour d’élection au sein de l’Alpha Physical Culture Club. Tout est mis en œuvre pour faciliter le vote des membres, en particulier chez les femmes. Alors que celles-ci ne disposent pas du droit de mettre un bulletin dans une urne au niveau national, Conrad Norman et les siens apportent ainsi un soutien symbolique. Peut-être également un peu intéressé, alors que l’Alpha cherche à mettre sur pied une équipe féminine de basket-ball, les New York Girls. Des pionnières entraînées et gérées par Conrad lui-même. Il épouse une des joueuses phares, Dory Cole, même si le couple se sépare quelques années plus tard.

Après cette parenthèse people, revenons-en à la balle orange et à l’évolution de l’Alpha Big Five. Certes, le club – dans son ensemble – dispose d’un nouveau gymnase pour les activités physiques, mais celui-ci est loin d’être parfait pour le basket. Surtout, il n’est pas assez grand pour faire venir une foule nombreuse. Du coup, comme la plupart des autres Black Fives new-yorkais, l’Alpha loue le Manhattan Casino pour ses matchs. Malgré le coût de la location, les retombées sont bien plus intéressantes et permettent de nouveaux investissements.

Le chemin jusqu’au titre

Même si l’Alpha Physical Culture Club prône l’amateurisme, cet argent sert à améliorer les conditions des joueurs. Et donc à attirer des gars d’un calibre supérieur. C’est ainsi qu’au début des années dix, George “Headache Band” Capers, Howard Dash mais surtout George Gilmore – considéré comme le meilleur pivot de l’époque – rejoignent le Black Five. Les ambitions sont à la hausse pour Conrad Norman. Si l’équipe qui représente l’APCC doit jouer un rôle de modèle – pour l’organisation, les Caribéens et toute la co afro-américaine – cela passe certes par une attitude irréprochable, mais aussi désormais en étant compétitif.

Bonne nouvelle, les résultats se mettent à arriver, tout comme la popularité. En allant battre les tenants du titre Monticello à Pittsburgh en 1913, l’Alpha Big Five met fin à l’invincibilité de l’équipe de Cumberland Posey. Et donne un coup de tampon à sa meilleure saison qui coïncide logiquement avec le titre de Colored Basketball World’s Champion. Alors oui, cette récompense est partagée avec Howard University car les deux équipes n’ont pas pu s’affronter pour se départager. Mais peu importe, le trophée est au rendez-vous.

Malheureusement, il s’agit d’un one shot. Certes, l’Alpha Physical Culture Club continue son taf pour les progrès sociaux. Par exemple, en 1916, le Black Five se frotte à une sélection de joueurs issus des trois universités de Manhattan. Quel lien me direz-vous ? Et bien il s’agit d’un match mixte, l’équipe All-Star face à eux étant composée uniquement de joueurs blancs. Le genre de rencontres loin d’être fréquentes à l’époque. Mais en termes de résultats, l’âge d’or est révolu.

La lutte contre le professionnalisme

Le principal souci pour retrouver le sommet du basketball afro-américain est ailleurs pour l’Alpha Physical Culture Club. La popularité de la balle orange attire désormais des entrepreneurs qui voient l’occasion de gagner de l’argent. Le professionnalisme s’immisce à Big Apple. Bien loin des valeurs prônées par les premiers Black Fives. L’amateurisme. Le sport pour le bien être et la santé. Pas de triche, pas de magouille. Le respect des adversaires. Dans la victoire, comme dans la défaite. Sauf qu’à partir du milieu des années dix, la pilule des revers devient plus difficile à avaler. Gerald Norman explique pourquoi :

“Dès que les hommes sont autorisés à aller d’une équipe à l’autre pour renforcer des places faibles et pour satisfaire des managers sans scrupule, très rapidement le jeu va dégénérer.”

Et oui, il y a de l’argent en jeu pour les équipes. Donc pour les joueurs. Et ceux-ci comptent bien en profiter, ce qui ne sied guère à l’Alpha Physical Culture Club. Mais aussi à d’autres Black Fives historiques – le Smart Set ou St. Christopher. Un trio regroupé derrière l’appellation Triple Alliance met alors tout en œuvre pour blacklister les équipes professionnelles – mais aussi les joueurs ayant un passé pro – en créant la Metropolitan Basketball Association dans les années vingt. Intention louable certes, mais qui va se retourner contre eux.

En voulant organiser le basketball afro-américain selon leurs principes, ils ont offert encore plus d’opportunités au professionnalisme. Les plus grandes stars ayant touché de l’argent se retrouvent sur le marché. Puis le coup de grâce est donné quelques années plus tard par Robert Douglas – le boss des Spartan Braves membres majeurs de la MBA – qui quitte la ligue. C’est la fin de l’âge d’or du basketball amateur chez les Afro-américains, dont les pionniers disparaissent du paysage new-yorkais. Même la presse noire, longtemps rangée derrière eux car alimentée par d’autres Caribéens – ou des descendants – finit par souligner le travail des Black Fives ayant franchi le pas du professionnalisme, en particulier les New York Rens, héritiers des Spartans.

L’ère des Black Fives reste trop méconnue. Que dire du rôle des frères Norman et de leur Alpha Physical Culture Club ? Pourtant, comme de nombreuses autres formations du début du vingtième siècle, ils ont encouragé leur communauté à œuvrer pour l’unité et la fierté, en tentant de leur offrir une vision et un espoir pour leur futur. Une aide précieuse lors d’une époque très compliquée pour les Afro-américains.

 

Source : Black Fives – The Alpha Physical Culture Club’s Pioneering African American Basketball Team de Claude Johnson