Vive le Process, vive le Process : quand le succès actuel des Sixers fait disparaître l’infâme procédé sportif
Le 27 mars 2018 à 14:25 par Aymeric Saint-Leger
Youpi, c’est la fête à Philadelphie. Après une longue période de disette, les 76ers vont retrouver les Playoffs pour la première fois depuis l’époque où Andre Iguodala était leur franchise player. Six ans d’attente pour les Sixers, le 6 comme prophétie auto-réalisatrice. Cependant, on peut rappeler que ce chiffre est aussi, selon une croyance populaire, celui du diable. Et comme pour toute chose dans la vie et en NBA, il y a bien un pendant sombre à la renaissance de la franchise de la ville de l’amour fraternel : zoom sur ce fameux Process.
Quand on est un fan des 76ers de longue date, on est passé par de nombreuses phases. D’illustres noms ont traversé la franchise, à commencer par Dolph Schayes et Wilt Chamberlain, pour les plus anciens d’entre nous. Plus récemment, la période faste de Philadelphie a commencé lors de la fusion de la NBA et de la ABA, en 1976. Un des plus éléments les plus représentatifs de la Ligue aujourd’hui refondée en tant que championnat semi-professionnel aux USA était Julius Erving. Dr. J. débarque donc dans la National Basketball Association chez les Sixers, et y restera jusqu’en 1987. Le dernier titre de la franchise remonte d’ailleurs à 1983, sous l’égide du Docteur, de son ancien comparse en ABA Moses Malone, à peine avant l’arrivée de Charles Barkley. Chuck qui incarnera d’ailleurs le visage l’équipe de Pennsylvanie, jusqu’au milieu des années 90. Une période complexe pour Philly, puisque la ville ne verra pas les Playoffs de 1992 à 1999, année de leur retour au premier plan grâce à un certain Allen Iverson. The Answer portera lui la franchise sur ses épaules jusqu’en 2006, puis Andre Iguodala prendra son relais jusqu’en 2012. Et puis… plus rien.
Une nouvelle tranche de quelques années de disette, comparable à celle vécue dans les nineties. Comment l’expliquer ? On va y venir. Mais en accélérant la bobine, on se retrouve aujourd’hui pour la période de résurrection des Sixers, revenus du diable vauvert et qui vont officiellement retourner goûter à la postseason en 2018. Ce fut long, très long pour l’entourage de la franchise trois fois championne, mais le Process est en train de fonctionner, de remplir ses missions. Que de joie, les embrassades doivent être chaleureuses dans la ville de l’amour fraternel. Faire la teuf, apprécier le moment et le chemin parcouru, en espérant de belles performances lors des Playoffs, voilà ce que les fans des 76ers sont sans doute en train de faire. Sauf que ce chemin, parsemé de nids de poule et d’ornières, n’est pas forcément très jojo à y regarder d’un peu plus près. Pire encore, les conséquences d’une telle méthode prouvant son efficacité ont un potentiel assez terrifiant.
Certains disent que la fin justifie les moyens. Seulement, célébrer sans regarder la méthode employée, c’est se montrer un peu trop crédule, ou ne pas vouloir voir la douloureuse réalité qui a menée les Sixers vers les joutes printanières, des années après. Le Process, ce terme hyper-hype devenu le symbole de l’équipe et même le surnom de son représentant le plus médiatique Joel Embiid, n’est limite aujourd’hui qu’un terme entrepreneurial destiné à masquer ce qui se cache réellement sous ses jupes. Ce mot, représentatif du projet de Philadelphie, peut aussi être considéré comme l’acronyme de Perdre Relativement Outrageusement pour Construire avec Embiid Saric et Simmons. Ou, en d’autres termes, faire exprès de tanker, de trader ses meilleurs joueurs, pour avoir les meilleurs picks de Draft, pour pouvoir reconstruire une équipe qui tienne la route après quelques années de travail. Oui, le système marche, ce serait bête de s’en priver. Quand on participe à un jeu et qu’on lit bien les règles, autant en abuser. Cependant, ce procédé est fondamentalement contraire à ce que peuvent être les valeurs d’un sport collectif professionnel, et cela pointe du doigt tout le dysfonctionnement de la NBA dans son écosystème. Il ne faut pas l’oublier. Pour certains, le Process est même contraire à l’éthique et à la morale. Sans vouloir faire monter la mayonnaise, et faire venir la moutarde au nez des fans, il est vrai que perdre sciemment des dizaines de rencontres, alors que l’on est payé des millions de dollars à l’année pour cela, c’est un peu fort de café. Dans ce système, dit des sports américains, ça marche. Pourquoi ? Car en fin de saison, il n’y a pas de relégations en division inférieure, pas de montée, la ligue est dite fermée. Il n’y a qu’un seul objectif, le titre. Les moyens et la capacité de le remporter sont là ? Très bien, on joue à fond. Ils n’y sont pas ? Fort bien également, on va perdre des matchs exprès pour avoir du beau monde à la Draft, tant pis pour les fans qui payent leurs billets et viennent voir des parodies de basketball avec des joueurs de seconde zone pendant plusieurs années. Oui, on parle de plusieurs années.
Cette logique, c’est bien celle des Sixers, débutée en 2013. Certes, lors de la saison 2012-13, il n’y a pas eu de Playoffs, mais le bilan (34 victoires – 48 défaites) est digne d’une équipe qui a essayé de se battre, sans succès. En revanche, par la suite, cela frise le ridicule. Sam Hinkie, l’instigateur du Process, arrive au poste de General Manager à l’été 2013, tout comme Brett Brown au poste de coach en chef. Le front office décide donc de faire passer un douloureux message aux fans de la franchise, sous les termes “Trust The Process”. En gros, continuez à venir nous voir, on va volontairement en chier pendant quelques années, mais continuez à nous faire confiance car les règles sont bien en tête, on va finir par remonter la pente. Et effectivement, cela a été brillant pendant quatre saisons : l’ancien disciple de coach Pop et son équipe ont réalisé une prouesse incroyable, celle de gagner seulement 75 rencontres sur les 328 disputées, soit environ 22,9% de victoires sur cette période. Le vice a même été poussé très loin lors de l’exercice 2015-16, avec seulement 10 petits succès sur les 82 rencontres de la phase régulière. Châteauroux aurait eu sa place à l’Est sans le moindre problème cette saison-là. Au-delà même des “simples” résultats, c’est la méthode qui fâche. Dès que cela gagne un chouia ? Gros bouton rouge activé, on empile les défaites comme les picks de Draft. Oui, c’est autorisé, non, ce n’est pas ce qui doit être véhiculé.
Malgré tout, il fallait bien que cela finisse par fonctionner. 28 wins – 54 losses la saison dernière, les effets des Draft successives commencent à faire leurs effets. Et cette année, ça y est, tadam, le chef d’œuvre est devant nous : 42 succès – 30 revers, un bilan qui sera positif en fin de régulière, Philadelphie est de retour parmi les équipes compétitives. Pourtant, les choix effectués lors des différents étés ont laissé à désirer pour certains (Michael Carter-Williams en 2013, Elfrid Payton l’année suivante, Jahlil Okafor en 2015). Mais lorsque l’on se retrouve parfois avec sept choix dans une seule et même Draft (en 2014), cela finit par marcher. Quand on enchaîne les saisons pourries, pas étonnant de se retrouver avec le premier pick par deux fois, et le troisième pick à deux reprises également, le tout en quatre années. Alors oui, on pourra se targuer du côté des Sixers d’être revenu de six pieds sous terre, mais par quels stratagèmes et logiques anti-sportives… L’intérêt pour les résultats de Philly pendant la moitié d’une décennie : néant. Pour finir quatre fois de suite dans les quatre dernières équipes de la Ligue au cumulé, il faut soit avoir un effectif de minimes, soit le faire exprès, soit les deux. Trois saisons de suite en dessous de 20 victoires, quand t’as des daubes dans ton roster c’est logique mais quand tu agis sciemment dans une direction portée sur le mode de la défaite, ça craint. Après, on ne va pas jeter la pierre qu’aux Sixers. À l’époque du début du Process, ils étaient les seuls à tanker d’une saison sur l’autre. Cela a donc marché pour eux, félicitations, il fallait exploiter le filon, cela a été fait. Et nombreuses sont les équipes, dans l’histoire de la NBA, qui ont tanké ici ou là pour se mettre bien à la Draft.
Sauf que le “TTP” de Sam Hinkie a été la première vraie méthode poussée jusqu’au bout, sur la durée, avec une volonté affichée de perdre. Et ce genre de comportement, contre l’éthique sportive, a donné des idées à un paquet d’autres franchises. C’est simple : quand on regarde Philly cette saison, comment ne pas réaliser que la défaite finit par apporter la gloire et le succès ? Si ça a marché pour eux (les Sixers), pourquoi pas pour nous ? Voilà le type de réflexion qui peut prendre forme dans la tête des différents managements des équipes en difficulté. De fait, actuellement, on ricane et on se moque des Grizzlies, des Suns, des Hawks et de tant d’autres équipes NBA qui essayent de tanker en le dissimulant comme un enfant qui essaye de cacher qu’il a fait une bêtise. Cependant, comment leur en vouloir directement à eux ? Ils ont eu un exemple de tanking à l’extrême, qui a fonctionné. La faute à qui, alors ? On peut en vouloir à Philly, qui n’a pas vraiment respecté toutes les valeurs d’une ligue professionnelle, et à plus large échelle, celles du sport et de ses pratiquants. On peut aussi jouer à l’aveugle et dire que les règles le permettaient. Mais le vrai problème vient du système en lui-même.
Étant donné le fonctionnement de la Ligue, sans montées ni descentes en fin de saison, cela favorise ce type de comportement. Même si Adam Silver essaye de faire le taf, en étant préventif, et en envoyant une note d’avertissement : “Attention, tanker c’est pas bien“, ce n’est pas suffisant. On est allés jusqu’à des sanctions pour un certain génie propriétaire de franchise. Mais elles ne sont que d’ordre financier, cela ne change rien à l’aspect sportif du problème. Ainsi, en toute impunité, de plus en plus de franchises (on peut en répertorier huit ou neuf aujourd’hui) suivent ce processus de défaites volontaires, en essayant d’attraper un jeune talent pendant l’été. Ce n’est pas une première ni une dernière, mais impossible de regarder les Sixers sans se frotter les mains et croire en sa chance. Si ça suffit à gagner pas mal de matchs et à se qualifier en Playoffs, très bien. Sinon, le même procédé se répète chaque année, jusqu’à ce que cela marche. Résultat : quasiment un tiers des franchises NBA ne souhaite pas jeter toutes ses forces dans la bataille, tout du moins lors de la deuxième partie de saison. Niveau compétitivité de la Ligue, on repassera. Cela pervertit les intérêts purement sportifs, et bafoue l’idée de la réussite comme objectif principal, par l’amélioration continue. La Ligue a sa responsabilité, du fait d’un fonctionnement défaillant sur ce point-là. Cependant, aux yeux du grand public, ce sont bien les Sixers qui ont démocratisé ce phénomène avec le Process. S’il n’y a pas de notion péjorative dans la présentation du projet, il est lui-même dégradant pour le sport, le basket, et tous ses représentants. C’est donc à chacun de choisir. Soit on applaudit aveuglement par enthousiasme du présent, soit on réalise la méthode nauséabonde utilisée pour en arriver là. Et encore une fois : pas sur une année, sur plusieurs années, avec la volonté d’en chier.
Bravo aux Sixers, ce retour à la surface est un grand moment pour la franchise et les habitants de Pennsylvanie. En profiter est la moindre des choses, le futur comme le présent s’annoncent radieux. Mais regarder en arrière est aussi une priorité, afin de ne pas oublier comment on a fait pour en arriver là. Et en matant dans le rétroviseur ? C’est le dégoût qui domine. On dit souvent, dans le monde du sport professionnel, que l’important est de gagner même s’il faut avant tout participer. Ce n’est pas fondamentalement faux, mais la manière compte aussi, pour beaucoup : pour le panache, pour la beauté du sport, et pour tous les minots qui rêvent d’être sur des parquets NBA et de jouer pour des franchises comme les Sixers. Vive le Process, vive le Process. Oui, mais en fait non.