La NBA et le problème de l’isolation : pourquoi les coaches l’utilisent toujours autant ?
Le 02 mars 2014 à 12:15 par Nathan
Si vous avez côtoyé des fans des Knicks (ou si vous êtes un fan des Knicks, Dieu vous en garde), alors vous avez remarqué une chose. Impossible, en effet, de parler dix minutes de la saison dégueulasse de Melo et compagnie en toute franchise sans commencer à avouer que, comme tout le monde, vous n’arrivez pas à comprendre comment un certain Mike Woodson peut encore être en place après ce genre de séquences :
Vous l’avez compris : la principale critique que l’on adresse aux Knicks et à Carmelo Anthony, c’est l’absence d’un véritable fond de jeu, l’inexistence d’un collectif au profit d’une utilisation quasi systématique de ce que l’on appelle “l’isolation”, de ce que les Américains appellent “l’iso-ball”, de ce que les ballers appellent le “un-contre-un” – de ce que les puristes appellent de “la merde en boîte”.
La question qui se pose alors dans le cas des Knicks (et on l’étendra à un niveau plus général) est celle-là : pourquoi diable quelqu’un comme Mike Woodson continue-t-il de coacher une équipe de basket d’utiliser une technique qui, il faut bien l’avouer, a sorti New York des Playoffs l’an passé, a fait perdre des dizaines de possessions cette année, au moins quatre ou cinq matches – et fait prendre des dizaines de claques à Carmelo Anthony qui ne veut pas s’arrêter de rentrer dans la peinture pour défier au moins trois défenseurs à lui tout seul ?
Comprenons-bien le problème : sans avoir besoin de mobiliser des statistiques élaborées (en fait, on va en sortir, mais plus tard), on peut facilement conclure que l’isolation n’est pas le moyen (en général) le plus efficace pour marquer. Le basket c’est du cinq contre cinq : pick-&-roll, passe et va, mouvement du ballon sont les maitres mots pour se débarrasser des défenses. Par définition, un shoot pris en isolation va être contesté, ou au moins déclenché après un dribble (voire, ce qui arrive le plus souvent, les deux à la fois) : pas besoin de calculer le pi du carré du shoot de Josh Smith pour comprendre que, par définition, le un-contre-un ne déploie pas toutes les possibilités offertes par le système. Pourquoi une technique qui semble moins efficace dans le jeu continue-t-elle d’être utilisée par presque l’intégralité des coaches NBA ? Car il faut avouer que l’exemple de Melo et des Knicks n’est qu’un idéal-type : il se passe (certes en moins exacerbé) la même chose chez, par exemple, le Thunder, les Blazers et (surtout) chez les Lakers quand Kobe Bryant court sur un parquet. Pourquoi l’isolation n’est-elle pas morte en même temps que l’essor d’études toujours plus poussées sur les meilleurs moyens de rentrer le cuir dans ce satané cercle ? C’est qu’il y a des choses que les analyses strictement chiffrées ne prennent pas en compte.
Commençons par ce qui paraît le plus simple (mais le moins recevable aussi) : la facilité d’exécution. Contre les autres techniques plus complexes dans l’exécution, lancer une isolation relève du simplisme. Cela requiert deux étapes : d’abord, on donne le ballon à votre principale arme offensive. Ensuite, tous les autres s’écartent pour laisser sa machine de guerre faire le travail. Voilà, c’est tout. Quand c’est Kevin Durant ou Kobe Bryant, ça passe – mais quand votre meilleur joueur offensif s’appelle OJ Mayo, alors personnellement je préfère lancer un système. M’enfin…
Continuons : grâce à ce type de mouvement, le coach est content. Il est certain de déboucher sur un tir – en plus de cela, c’est son meilleur tireur qui le prend. Quand Melo ou KD prennent un défenseur en un-contre-un, on s’attend à ce que le tir parte (qu’il rentre aussi, même si c’est une autre histoire). Mais au moins l’horloge des 24 secondes n’a pas expiré : c’est toujours ça de pris. En effet, l’isolation est (des Spurs au Heat en passant par les Bobcats) une roue de secours en NBA. Quand le système ne marche pas, quand l’exécution est mauvaise, quand on est en plein crunch-time ou quand Kendrick Perkins vous foire une possession, mieux vaut passer la balle à son go-to-guy que relancer quelque chose avec 6,2 secondes sur l’horloge. L’expression go-to-guy est d’ailleurs assez parlante : le “go-to-guy” c’est par définition celui vers lequel on se tourne quand il nous manque quelque chose (un conseil, une information, de l’aide ou, dans le cas qui nous intéresse, du talent). Utilisée à hauteur de 19% quand l’horloge affiche peu de temps avant le buzzer de fin de match ou de la possession (Source : Synergie) l’isolation est la solution la plus sûre et la plus logique dans cette situation. Oui, mais dans toutes les autres ?
Vous avez bien raison de vous poser la question : la situation de shot clock violation n’est pas très courante (quelques fois par match), et l’isolation n’est pas utilisée uniquement dans le money-time. Comment justifier, comme on le voit parfois, l’emploi d’un gros 1-contre-1 des familles au début d’une possession ? En effet, comme on l’a dit, tenter un iso-ball, c’est réduire ses possibilités d’actions. Le but d’un système, où plusieurs joueurs sont impliqués, c’est de “forcer” la défense à faire des choix. Le système exploite les failles de la défense qu’il a en général lui-même créées. Au contraire, l’isolation doit s’adapter à la défense adverse. Un excellent défenseur peut contenir son adversaire direct suivant plusieurs paramètres (le forcer à aller sur sa main faible, fermer la ligne de fond etc.) : l’attaque est alors dépendante de la défense. Loin de forcer la défense à faire un choix, dans l’iso-ball, c’est la défense qui force l’attaque à en faire un – d’où la difficulté (au moins apparente pour certains) pour mettre un tir. Les chiffres ne mentent pas sur ce point : toujours selon Synergie, l’isolation est en moyenne la solution la moins efficace pour marquer (seulement 0,78 points par possession, contre 1,18 points pour la plus efficace : passer la balle à un joueur qui coupe au panier).
Il y a donc de bien meilleurs moyens pour marquer que l’isolation. Ce que l’on appelle en gros un “système” (aussi simple soit-il), se fonde sur des qualités collectives. L’isolation se base sur des qualités individuelles. Mais de ce point de vue, l’utilisation de l’isolation par les coaches n’est pas illogique. Pourquoi ? Tout simplement parce que le système sportif américain encourage, dès le plus jeune âge, le développement des qualités physiques et techniques de l’individu. L’entrainement physique et technique intensif est la base nécessaire que les jeunes doivent avoir pour rêver de passer pro. On apprend aux jeunes à montrer principalement, avant tout le reste, leurs qualités individuelles : c’est la culture du show, et on parlera de showcase quand l’intérêt de la rencontre réside uniquement dans le fait de montrer l’étendue de son talent, de son skill. Ça fait partie du système lui-même, et c’est comme cela que les joueurs ont appris à jouer. Tout dans le système américain encourage la fortification de l’ego : certaines affirmations des plus grands scoreurs d’aujourd’hui s’éclairent alors d’une lumière nouvelle.
Si vous me demandez de moins shooter, la réponse sera clairement “non”. Tout commence avec moi. Je fais ce que je sais faire : on doit faire avec, et ça ne va pas changer. – Kobe Bryant
Bien sûr que je veux prendre le dernier tir. Soyons honnête : je le fais déjà depuis 9 ans, et j’en ai mis des tonnes. – Carmelo Anthony
Ce qui a affaire à l’isolation (la culture de l’ego, du showcase etc.) est l’une des sources de la conception du sport à l’américaine – l’une des raisons de sa réussite aussi. C’est une conception bien éloignée de celle que l’on connaît : alors que pour nous, le sport est avant tout affaire de collectif, où l’individu n’est rien sans un groupe qui le dépasse (conception que l’on peut appeler “républicaine”), aux Etats-Unis l’équipe est le tremplin pour l’individualité – conception que l’on peut appeler “libérale”. C’est l’équipe “de” Kobe, c’est l’équipe “de” Carmelo etc : quand ils prennent la balle, on s’écarte et on regarde.
Mais la raison est peut-être encore plus profonde. La culture basket, telle qu’on peut l’observer depuis des décennies jusqu’à nos jours (en passant par l’exemple typique qu’a été Allen Iverson, gros adepte de l’isolation s’il en est), trouve sa source dans la rue. Le un-contre-un, c’est un phénomène essentiellement streetball. Tu te ramènes tout seul, toi et ton talent : personne ne va t’aider, tu dois te débrouiller avec tes propres moyens. Soyons honnête : on aime ça. Le un-contre-un qui n’est pas poussé à l’extrême, c’est fun. Pourquoi avait-on entendu la proposition selon laquelle le moyen de renouveler l’intérêt du All-Star Weekend serait la mise en place d’un concours de un-contre-un ? Parce qu’on aime voir les meilleurs joueurs se défier “mano a mano“. Une finale OKC-Miami ? Un duel Durant-James. Une série de playoffs entre les Clippers et les Warriors ? L’espoir de contempler des phases épiques entre Chris Paul et Stephen Curry. Voir les plus grands s’affronter comme ça, “en vrai”, sans le prisme du collectif, d’homme à homme : c’est jouissif…quand ça ne prend pas toute la place.
Car bien sûr, on aime par dessus-tout le basket collectif, fait d’un jeu huilé et d’un rythme millimétré. Mais parfois, le collectif ne peut rien, et c’est dans ces situations que l’individualité fait son travail. Une défense peut tenter de limiter les shoots extérieurs d’une équipe, de ralentir le jeu etc. Mais il y a quelque chose qu’une défense ne peut pas limiter : un grand scoreur qui est dans la chaleur. Défense ou pas défense, main ou pas main, quand KD est chaud : ça rentre.
Pourquoi les coaches utilisent-ils toujours autant l’isolation ? Car c’est avec cela qu’ils ont appris à coacher. Mais tout le monde en a bien conscience : si l’isolation n’est vraiment pertinente qu’en cas de matchup favorable, l’exclure complétement serait impossible. Et surtout, ce serait sans doute une erreur. Le tout est de trouver un bon équilibre entre l’individuel et le groupe. Après tout, un vrai collectif, fait de systèmes imprévisibles et de joueurs talentueux, n’est-ce pas celui qui laisse à ses individualités un minimum de liberté pour qu’elles s’expriment ? On ne peut pas souhaiter la mort de l’isolation, mais seulement son intégration plus cohérente dans un fond de jeu essentiellement collectif. Allez, Melo : passe un peu cette balle.
Source : Synergie via Bleacher Report.
Crédit photo : Don Ryan/AP