Les meilleurs joueurs sont naturellement les premières cibles des critiques. C’est que les défauts sont plus faciles à déceler quand ils sont entourés de qualités. Kobe Bryant est le magicien de notre sport ? Il ne passe pas la balle. Carmelo Anthony est une machine offensive ? Il ne sait pas faire gagner son équipe. LeBron James est le joueur de basket ultime ? Il n’est pas clutch, et il n’a pas encore gagné de titre. Non mince, pardon, cette dernière critique n’est plus d’actualité. Depuis que le Heat a fait son Repeat, le King est la négation de tous les défauts. Sauf peut-être un seul, qui doucemment revient tantôt comme une plaisanterie, tantôt comme un argument, tantôt comme une véritable lacune. Et, comme souvent dans les cas où notre soif de critique n’est plus étanchée, on s’attaque au plus facile : en un mot, au physique.
Car c’est bien de cela dont il s’agit, concernant King James : il n’est pas beau à voir jouer, ou plutot il ne l’est plus. S’il est, pour beaucoup, le meilleur joueur de basket de la planète, pour beaucoup également il est loin d’être le plus attrayant. Tel son homologue virtuel complétement cheaté sur NBA 2K, on considère de plus en plus que le vrai LeBron se resume maintenant à une machine à gagner, à humilier, à dominer, à écraser avec violence – sans grâce, sans amour et sans beauté. Bim. Telle est la principale critique (et accessoirement la seule) que l’on puisse encore lui adresser. Essayons de voir si elle est légitime.
LeBron James mesure 2,03m pour 113 kg. Un physique d’intérieur pour un ailier. Vu comme cela, c’est vrai que le King tient plus de Terminator que de Lenny Kravitz. D’où le florilège de surnoms pour un phénomène de ce type : LeGros James, LeBorg James et autres petits quolibets. Est-ce suffisant pour souligner le fait qu’il est moins attrayant qu’un Kobe Bryant ou qu’un Dwayne Wade ? Non. En effet, d’autres phénomènes physiques ont marqué l’histoire de ce sport, comme Charles Barkley ou Karl Malone, qui en plus d’être des bûcherons, avaient créé un certain style. Malone, l’ailier fort qui livre sans déchets les offrandes de John Stockton et qui suit les contre-attaques comme un diable. Sir Charles, qui s’arrache furieusement au rebond, remonte le terrain pour mieux postériser celui qui se met en travers de son chemin. Pourquoi alors King James est-il encore la cible des critiques de ce genre ? On peut y voir plusieurs causes.
D’abord, James a developpé, au grand dam de tous ses adversaires, un jeu all-around presque sans précédent dans l’histoire de la Grande Ligue. Ce n’est plus un secret, sur le terrain l’Elu est partout. A la mène, à la passe, au rebond, en pénétration, au shoot, en défense etc. Plus jeune joueur de l’histoire à avoir réalisé un triple double (à 20 ans et 20 jours, en 2005 contre Portland), LeBron est capable à chaque match de réaliser des performances abouties dans n’importe quel secteur de jeu. En particulier depuis ses dernières années à Cleveland et maintenant au Heat, James combine de manière extraordinaire polyvalence et efficacité.
Où est le problème, me direz-vous ? Il est précisément dans le fait que James n’a en quelque sorte pas de style. Il est la figure parfaite du joueur de basket, dans tous ce que la perfection peut avoir de stable, de froid, d’ennuyant, de scientifique, de sans-charme. Ni vraiment ailier, ni vraiment intérieur. Pas simplement un meneur, puisque aussi un finisseur. Pas vraiment un scoreur, puisqu’il est indéniablement passeur. Ce sont paradoxalement ses qualités all-around et son sens du collectif qui le rendent moins attrayant. James, puisqu’il est partout, n’est en un sens jamais vraiment quelque part. Imaginons-le un instant comme étant une sorte de mélange entre Jason Kidd et Karl Malone : si au niveau du potentiel on ne peut qu’en rêver, il faut avouer qu’on aura bien du mal à y coller un style qui lui soit propre, tellement James est en quelque sorte le lieu où se rejoignent les extrêmes. Comme dans un livre ou dans un film, où on aime généralement les personnages bien marqués et bien définis, la NBA et ses fans aiment les joueurs qui ont un profil, un type, une manière bien à eux d’écrire l’histoire et de se faire les ambassadeurs de notre sport. Aussi les exemples sont nombreux de joueurs qui sont devenus, au fil des années, de plus en plus agréable à voir jouer, par le fait même qu’ils ont accentué leur style et leur manière de résonner sur un terrain de basket. Le Kobe du début des années 2000 contenait en creux celui que l’on connaît maintenant, enfin MVP et pour toujours magicien du basket. En 1986, après s’être pris 63 points par His Airness, bien avant la dynastie Bulls et la clutchitude incarnée, Larry Bird voyait déjà « Dieu déguisé en Michael Jordan ». Et LeBron James, de ce point de vue, est à contre courant : devenu un phénomène physique unique en triplant de volume en quelques années, difficile de le reconnaître sur les photos de famille. Mais ce n’est pas seulement sur le plan strictement physique que le changement s’est opéré.
En effet, il suffit de voir James jouer dans ses plus jeunes années pour se rendre compte de l’ampleur de l’évolution dans son style de jeu, et pour comprendre comment le James actuel peut souffrir de la comparaison. Le jeune LeBron, celui qui faisait fantasmer les observateurs qui l’ont allégremment nommé « The Chosen One » avant même son arrivée en NBA, était un régal de vélocité et d’improvisation. Rapide, aérien, élégant, laissant le jeu venir à lui, il semblait dominer à l’instinct : s’il était l’Elu, c’était parce qu’il donnait l’impression d’être fait pour ce sport, un véritable artiste du jeu qui transpire le basket comme un vétéran alors qu’il n’a que 18 ans.
Plus beau jeune ? Quoique…
Mais tout cela, c’était sans la gagne. LeBron James avait beau recueillir les honneurs d’un point de vue individuel, du côté collectif c’était pendant longtemps presque aussi creux qu’une fête étudiante dans le Poitou-Charentes. Ainsi l’Elu a-t-il changé son jeu pour la bonne cause : le James artiste s’est mué en James scientifique, qui travaille minutieusement toutes les facettes de son jeu pour faire gagner son équipe. Le James chambreur et un peu fou s’est assagi. Désormais, le King est une force tranquille, un joueur confiant comme un intello au QI basket hors normes qui sait par avance ce qu’il faut faire pour gagner. Tout s’est passé comme si le naturel avait laissé sa place au « calculé », comme si l’artiste s’aliénait en chef d’entreprise, comme si la beauté cédait aux sirènes de la productivité. On lui reprochait de ne pas gagner de titre, d’être bien mignon de vouloir s’appeller le King –le King sans couronne : maintenant, à 28 ans il a deux bagues et on peut parier sans risque qu’il y en aura d’autres. C’est donc qu’il a réussi, en toute conscience, à faire taire ses détracteurs. Mais le fan est exigeant : quand le jeune LeBron était un monstre d’un point de vue individuel, c’était un âne au niveau collectif ; quand notre LeBron est un double champion NBA, c’est Shrek sur un parquet. Vous avez dit « jamais content » ?
Car il faut bien relativiser tous ces requisits contre un James hideux sur le terrain. Comparons le regard habitué du gamin des eighties avec celui du bambin né à l’aube du Deuxième Millénaire : nul doute que, éduqué aux arabesques de Dr.J, aux posters de MJ, aux passes incroyables de Magic et aux rainbow shots de Bird, le premier va saigner de la rétine quand il va voir en la personne de James un gars au physique de pivot shooter from downtown. Tandis qu’au contraire, le deuxième verra un joueur qui évolue sur une autre planète que tous les autres athlètes : si rapide, si vif, si technique, si smooth parfois malgré ses 113 kilos de muscles bien trempés. Sa fameuse passe “tipée” en s’écroulant pour D-Wade en contre attaque n’est-elle pas une action où l’altruisme côtoie l’esthétisme ? Sa moins connue (mais non moins fameuse) assist à une main, avec un hang-time de folie, qui traverse la raquette pour finir parfaitement dans les mains de Shane Battier à 3 points, n’est-elle pas le cas typique où la complexité technique est accentuée par la difficulté physique ? Pas la peine de multiplier les exemples (car ils sont nombreux) : aussi paradoxal que cela puisse paraître, le physique hors normes de James est autant la source de ces actions d’éclats d’un point de vue esthétique, que de tout ce qui fait de lui un monstre sur un terrain- au sens propre comme au sens figuré.
Que dire maintenant ? Que LeBron James est, qu’on le veuille ou non, un spécimen unique dans l’histoire d’un point de vue esthétique. C’est, en prenant des pincettes, une petite révolution qu’il représente pour le futur de notre sport. Si on peut difficilement croire que des tanks comme lui vont naître en grande quantité dans les années qui viennent, on peut néanmoins déjà percevoir le tournant que James a amorcé pour les plus jeunes (pour ma part, je ne peux m’empêcher de voir en Andrew Wiggins un futur LeBron). Un ailier qui dépasse le double-mètre et les 110 kilos, qui peut courir, shooter, passer ; qui peut lancer les contre attaques et les finir ; qui a la vision de jeu d’un meneur tout en sautant comme un Vince Carter : tout cela, nul doute que les jeunes veulent l’être, et que les coachs en rêvent. Ce ne sont pas les fans qui dictent la marche de ce sport, ce sont les acteurs du jeu : le temps viendra, tôt ou tard, où nous serons obligés de réviser nos critères pour apprécier le basket tel qu’il est joué. Et de faire définitivement le deuil, devant nos écrans, de ces aïeux qui nous ont fait vibrer, avec toute la beauté qu’ils ont porté.
L’avenir nous le dira, mais on peut quand même se risquer à quelques conjectures : peut-être faut-il s’attendre à voir dans le futur tout un tas de “James-like”, des petits princes qui ont voulu copier le King ; lui qui, comme pour toute la planète basket, ne les a pas laisser indifférents. Et si jamais ils existent un jour, on espère qu’à l’image de leur maître ils ne feront pas l’unanimité : car nous, les débats on aime ça.