À toi Nikola Jokic, tornade de vie

Le 13 juin 2023 à 13:14 par Arthur Baudin

Nikola Jokic
Source image : @DenverNuggets

Les codes journalistiques nous enseignent l’angle. Toujours déterminer l’angle, et développer son texte en fonction. Mais parfois, quand une seule silhouette nous inspire autant, il est libérateur de fendre les barbelés en posant les mots à l’instinct. À toi, Nikola Jokic.

Un peu Moscou dans la Casa de Papel, les rondeurs aimables du Obélix d’Uderzo et Goscinny, la mise en retrait de Hodor – mais rien que la mise en retrait – et l’intelligence de vie d’un homme de campagne. Nikola Jokic, on s’y attache sans qu’il nous empoisonne. Et s’il nous empoisonne, ce sera contre son gré, avec une bouteille de blanc de Šumadija, région viticole et centrale de la Serbie, à déguster devant une course de chevaux à 18h, quand l’air s’adoucit et que le ciel – son ciel – affiche ses plus belles nuances de roses. Nikola préfère la vie à tout le reste. Il est le trop-naturel qui, avec beaucoup de désintérêt pour le protocole, brise les genoux du capitalisme en lui balançant sa boule de cristal – qu’on appelle aussi « trophée de MVP 2022 ». Trophée qu’il a d’ailleurs reçu à Sombor, dans la province autonome de Voïvodine, à presque 10 000 kilomètres de Denver. Aucun prétexte n’aurait pu interrompre les vacances estivales de Nikola Jokic. Même la parade dans les rues de Denver, planifiée ce jeudi, seulement trois jours après le match du titre, ne semble être qu’une journée de plus loin de son pays, de sa famille et de ses chevaux.

« Non… Je dois rentrer à la maison. On a réussi dans notre travail, on a gagné le titre. C’est un sentiment incroyable. Mais comme je l’ai déjà dit, la vie ne se résume pas à ça je pense. Ok, j’ai gagné. Non, on a gagné. Mais ce n’est toujours pas la chose la plus importante au monde. Il y a un tas de choses que j’aime, que j’aime faire. C’est sûrement normal. Personne n’aime son job, ou peut-être que si. Mais ils mentent [rires]. »

Nikola Jokic was asked if he was looking forward to a championship parade…

“No… I need to go home.”#NBAFinals pic.twitter.com/QAiu637rux

— The Athletic (@TheAthletic) June 13, 2023

30 points à 55% au tir et 46% à 3-points, 13.5 rebonds, 9 assists, 1 block et 1.1 interception en 20 matchs. Premier joueur de l’histoire à terminer meilleur marqueur, rebondeur et passeur des Playoffs. A sorti Kevin Durant et Devin Booker en six matchs, LeBron James et Anthony Davis en quatre, et s’est défait – sans forcer – d’un Jimmy Butler fossoyeur de Milwaukee et Boston. Summum de l’ironie, si l’article est imprimé, traduit et glissé dans la boîte aux lettres de Nikola Jokic, ces trois lignes sont les seules qu’il ne lira pas.

Quelle importance attacher aux chiffres quand suffisent l’instinct et des priorités sainement établies ?

Nikola Jokic ne force rien et obtient tout. Comme disait Mitchell dans Les Yeux du Tempo, « le naturel est parfois si discret que l’on s’en éloigne. S’en rapprocher nous ferait le plus grand bien ». Aux États-Unis, l’intérieur serbe est un personnage décalé : il incarne pourtant le naturel. Sa seule sortie de route ? Un épaule de veau dans la nuque de Markieff Morris. Et en même temps, s’il fallait agir avec « naturel », quel meilleur client que Markieff Morris à la réception de cette épaule ? Nikola Jokic est une tornade de normalité, si talentueuse qu’elle donnerait envie à chacun de revenir aux bases de la vie. Il fait partie intégrante du produit NBA, mais en refuse les codes stylistiques et illusoires. « Les futilités de la vie », si l’on souhaite parler comme un marin-pêcheur de l’île de Molène. Tyler Herro et Nikola Jokic sont dans la même pièce : deux propositions d’activité, les deux joueurs ne peuvent pas choisir la même. Sont proposées une partie de pêche dans les grands lacs du nord, et un après-midi dans les outlets de haute couture. Dans notre imaginaire, le consensus entre Jokic et Herro tombe après seulement trois secondes de réflexion.

À toi géant des Balkans. Montagne d’on ne sait trop quoi, situé entre le muscle et le gras heureux. Nous viendrons un jour te rencontrer, au détour d’une course de chevaux à Sombor. Juste avant le crépuscule, le temps de dévorer du regard tes fossettes de clown, de te faire signer un maillot sans risquer le dérapage d’euphorie. Nous rentrerons ensuite à la ferme pour y passer une formidable nuit d’été. Où sont les musiciens ! Ce n’est pas une question, comment savourer l’air serbe sans accordéon ? Les voilà. Nous dégusterons une bière brassée dans la ferme voisine par Teor Kruševac, le fils du maître-brasseur et l’un de tes anciens camarades d’école. Tu demanderas à ton frère aîné Strahinja d’arrêter de me frapper le ventre « zabave radi / pour rire ». Elle frappe fort quand même, cette large brute. Nous sortirons ensuite pour me réconcilier avec ta fratrie : deux contre deux sur un panier accroché derrière les boxes des chevaux. Match en 21, mais rien qu’un seul, car « le basket c’est le boulot ». Toi et Nemanja gagneront 21 à 6. J’étais avec la large brute de Strahinja, il tire à deux mains, c’est déloyal. Le filtre bleu de la nuit enveloppe le dehors, on n’y voit plus grand chose mais on y est toujours aussi bien. Les lampions de couleurs viennent à notre rescousse. La nuit sera longue et pleine de chants slaves. Sur fond d’un tonic puissant de chez vous, l’accordéoniste deviendra un ami à vie. Toi, Nikola, tes obligations t’éloigneront de ma route. Pour autant, dans mon esprit de fan qui souhaitait faire l’expérience de ta compagnie, tu occuperas toujours une place à part. Car tu es le meilleur au basket, mais que le basket, ce n’est pas là où tu es le meilleur. La vie et ses plaisirs te siéent tellement mieux.