Tour du monde des playgrounds – 16th and Susquehanna, Philadelphie, États-Unis
Le basket-ball est un sport urbain qui possède cet avantage de pouvoir être pratiqué n’importe où à condition de trouver un cercle, un peu solide de préférence, et un filet pour les puristes. Avant d’évoluer devant 20 000 personnes tous les soirs dans des salles aux équipements derniers cri, de nombreux joueurs NBA se sont d’abord fait un nom sur un modeste terrain de quartier. Mais ne vous fiez pas aux apparences, on y retrouve parfois des ambiances plus chaudes qu’un Game 7 des Finales. A chaque playground son atmosphère, ses règles, ses légendes et son histoire. Prochaine étape de notre tour du monde des courts les plus marquants, direction la Pennsylvanie et plus particulièrement Philadelphie, pour une visite guidée du 16th and Susquehanna qui a notamment vu grandir Wilt Chamberlain et Rasheed Wallace.
La fiche
- Nom : 16th and Susquehanna
- Adresse : 1510 W Susquehanna Avenue
- Ville : Philadelphie, Pennsylvanie
- Tournoi : 16th Street League
- Surnom : 16th Street
- Légendes : Wilt Chamberlain, Earl Monroe, Rasheed Wallace, Aaron “AO” Owens, and Bryant “Sadeye” Watson
Histoire du 16th and Susquehanna
Le basket est à Philadelphie ce que le football est à Marseille. Un patrimoine presque ancestral qui domine son monde sportif depuis l’après-guerre. D’abord avec ses universités, Philly développe le panier-ballon au travers d’un programme célèbre : le Big Five. Réunissant les cinq universités de la ville (Temple, Villanova, La Salle, Saint Joseph’s, Penn), le Big Five est un tournoi officieux pour désigner la meilleure équipe de la ville. Les rivalités féroces au sein de ces affrontements ont donné naissance à des matchs de légende et ont forgé la légende du basket dans la City of Brotherly Love. Une légende accentuée avec la franchise NBA des Sixers, dans laquelle des Grands du Panthéon du basket porteront la tunique blanche, bleue et rouge. Wilt Chamberlain, Billy Cunningham, Moses Malone, Julius Erving… ont donné à la ville une réputation glorieuse, dédiée autour de la balle orange.
Si le Big Five et les matchs des Sixers attiraient les foules, des rencontres un peu moins formelles mais tout aussi intenses rendaient fous des centaines de spectateurs. Rendez-vous au nord de Philadelphie, à l’angle de la 16ème rue et de l’avenue Susquehanna. Du goudron, des paniers, aucune tribune, juste l’espace qu’il faut pour laisser les meilleurs ballers de la ville faire le spectacle. Car si Philly possède plus de 180 playgrounds, un seul reste un mythe et est parvenu à attirer les quatre coins de la ville de Pennsylvanie. En plein essor du basket aux États-Unis, à partir des années 1980, les matchs du Big Five attirent toujours plus de monde. Sauf que l’été, les bancs des universités sont vides, les uns attendent de passer un diplôme pendant que d’autres se donnent rendez-vous sur différents playgrounds de la ville avec un même objectif : se rendre au 16th street. Il fallait tout simplement être la meilleure équipe de son quartier, pour ensuite prétendre à se rendre au nord de la ville, entre cadors. Point central du streetball estampillé Philadelphie, les rencontres sont fratricides avec un niveau de jeu bien supérieur à tous les playgrounds de la ville. Pour Mike Keyes, ancien joueur AND1, le 16th Street évoque bien plus que du bitume soutenant deux paniers :
“Quand je jouais, c’était tout simplement le meilleur endroit, avec les meilleurs joueurs de Philly, et de grosses rivalités. C’était en quelque sorte ‘ma NBA’, le point culminant du niveau de jeu.”
Les principes du 16th Street sont très simples. We don’t care nothing about your name, but we care about your game. Littéralement, on se fout de ton nom, on veut du niveau. Du joueur NBA au lycéen de La Salle, peu importe l’argent, le nom, la réputation, le 16th Street veut bouillir avec des gros affrontements. Et il y en a eu quelques uns sur le playground des playgrounds de Philly.
C’était leur jardin
Au milieu des années 1960, l’endroit est le berceau de Wilt Chamberlain. Enfant de Philadelphie, c’est au 16th Street que The Big Dipper forge sa puissance et ses moves de colosse hyper-dominant. Avant de partir à l’université de Kansas, Wilt étudie au lycée d’Overbrook à Philly et jouera aux Warriors de Philadelphie, puis aux Sixers, (nouveau nom de la franchise de la ville en 1963) après un passage à San Francisco. On peut assez bien imaginer la fierté d’avoir fait naître un tel phénomène : l’homme aux 100 points, une saison à plus de 50 points de moyenne, détenteur de plus de 70 records… Oui, c’est pas trop mal comme porte-drapeau. Les années suivantes, Earl Monroe prend la place de Wilt au 16th Street. The Pearl façonne son jeu dans plusieurs playgrounds de la ville et voue une obsession pour le jeu de la rue. Pas mal comme aide pour devenir la Perle de New York dans les années 1970. Et puis il y eut, Rasheed Wallace, dans un style différent certes. Élève au lycée Simon Gratz, le GOAT des fautes techniques s’est fait dans la rue, sur le bitume. Cela ne s’invente pas. Dans les années 1990, le Sheed partage ses cahiers et la balle orange avec un camarade tout aussi doué, Aaron Owens.
Surnommé AO, le natif de la City of Brotherly Love, est considéré comme un Grand du meilleur playground de Philadelphie. Joueur AND1, le garçon est sûr pas mal de mixtapes humiliantes sur l’ensemble des années 2000. Mais ne vous y trompez pas, il ne joue pas le rôle de l’humilié. Et si vous n’êtes pas convaincu, regardez plutôt le garçon à l’œuvre. Si Aaron Owens est une légende, Bryant ‘Sad Eye’ Watson est le roi du lieu. De manière unanime, tous les intervenants du film 16th and Philly (sorti en 2014, le film retrace l’histoire du lieu, avec des intervenants clés comme AO, Buck James, Rodney “Hotrod” Odrick. Joueurs, entraîneurs, simple habitants du quartier, tous se remémorent leurs souvenirs et se rejoignent sur la décennie 1990) ressortent le nom de Sad Eye comme celui du maître du playground. Pourquoi ? Le garçon savait absolument tout faire, tout. Passer comme un virtuose, dribbler comme un magicien, shooter comme un assassin, dunker comme un animal, bref la totale. En raison de son expression faciale proche du néant, Bryant Watson fut vite surnommé Sad Eye. Un peu comme un tueur au sang-froid, Watson exécutait tout ce qui lui passait entre les mains et un ballon orange. Une anecdote raconte même qu’au début des années 1990, Shaquille O’Neal et sa team ont débarqué à Philly pour jouer des pick-up games au 16th Street. Pas de chance, le gros Shaq tombe face au patron des lieux. Défaite du Big Diesel, resté bouche bée devant le talent de Bryant Watson. Comme beaucoup de légendes du streetball, Sad Eye ne franchira jamais la porte de la NBA, préférant rester sur le trône de Philadelphie. Si cette décision peut nourrir pas mal de regrets, Bryant Watson a laissé un héritage incomparable dans toute la ville, lui le repère de la période dorée du playground.
L’heure de gloire du 16th and Susquehanna
Bien lancé dans les années 1980 avec l’émergence de la NBA façon David Stern, le basket américain n’est plus uniquement synonyme de matchs endiablés en NCAA. Les pros deviennent des stars majeures, avec comme têtes de gondoles Larry Bird et Magic Johnson, et permettent à la balle orange de se trouver un nouveau spectacle. Tel un effet boule de neige, la révolution de la Grande Ligue touche toutes les grandes villes de basket, dont Philadelphie bien sûr. Au détour de matchs improvisés et de la 16th Street League, le playground emblématique de la ville rugit année après année. Mais les années 1990 résonnent encore comme l’apogée du lieu. Cette période coïncide avec l’exact moment de l’arrivée d’un dénommé Kentu. D’abord speaker, il devient au fil des ans, une sorte de commissionner de la ligue locale, en investissant financièrement dans cette dernière. Patron du lieu, Kentu remarque vite le pouvoir du lieu et met tout en œuvre pour faire venir les meilleures équipes de Philadelphie, afin de proposer le meilleur spectacle de la Pennsylvanie.
Effet immédiat. Chaque semaine, entre 400 et 500 spectateurs viennent bouillir l’endroit aux quatre coins du terrain. Une ambiance électrique et sans pitié lorsque un joueur envoyait un air-ball. Une foule impitoyable mais aucunement dangereuse. En effet, les gros matchs à forte affluence permettaient à tout un quartier de Philly d’être un lieu de vie incomparable. L’ancien speaker du playground Buck James évoque d’ailleurs pour le film 16th and Philly, l’ambiance et l’atmosphère qui régnaient au 16th Street.
“Il y avait beaucoup de monde, certains venaient avec des chaises voire des transats pour assister au match confortablement. C’était une ambiance sûre, sans danger. Les enfants pouvaient courir autour du playground sans que les parents n’aient à se soucier de quoi que ce soit… c’était vraiment une bonne ambiance.”
Car parallèlement au jeu et au point central du quartier, la vie sociale et économique dépendaient aussi du playground. Des intervenants du film évoquent la diversité des acteurs et un air de kermesse se dégageant des lieux. Chaque week-end, des mères de familles vendaient des crêpes, quand des restaurateurs orientaux étalaient leurs spécialités sur des stands. Il y avait évidemment, les restaurants de burger et de viande, quadrillant le point de rendez-vous des meilleurs ballers de la ville. Tout le monde y gagnait. Cet engouement sportif, populaire, économique et social posaient un large sourire sur les visages des habitants du quartier nord de Philadelphie. Plus qu’un sourire la ligue du 16th Street permettait à quiconque de vendre ou acheter une crêpe, un hot-dog, faisant de fait augmenter les revenus et donc le pouvoir d’achat d’une bonne partie des acteurs du week-end. Plus que du basket, le 16th Street était l’attraction de la semaine pour des centaines de personnes. Mais après une décennie glorieuse, le lieu a perdu son âme, année après année.
Et maintenant ?
Véritable architecte de la réputation du playground de la 16th Street League, Kentu veut prendre sa retraite de commissionner au début des années 2000. Son vœu le plus cher est de continuer l’expansion entreprise la décennie précédente. Avec un rôle tutélaire, Kentu passe la main et aidera Buck James, speaker durant les 90’s, dans les premiers mois de son nouveau “travail”. Sauf que l’histoire ne se passe pas du tout comme prévu. Buck James raconte :
“Le samedi, Kentu vient me voir pour me demander de prendre la relève et devenir le nouveau commissionner du lieu. Le jeudi suivant, il meurt et là le chaos s’est très vite installé. Les personnes qui devaient nous aider financièrement ne l’ont pas fait. Dès lors tout s’est écroulé, la ligue ne pouvait plus exister.”
Un destin tragique provoquant l’arrêt brutal de la 16th Street League. Une autre raison est évoquée par un ancien du playground, celle de la disparition du fair-play. Il met en cause le changement de comportement de la majorité des joueurs au fil des années, incapables de se serrer la main et de prendre une bière après un match perdu. Et forcément, l’ambiance conviviale perdait de sa superbe à mesure que ce type de comportement se développait au sein du 16th Street. Rajoutez à cela l’émergence de la drogue et des fusillades sur les lieux mêmes du playground et vous obtenez un endroit aujourd’hui désert. Si de vaines tentatives de ligues d’été ont eu lieu, l’échec fut cuisant, laissant un paysage sous forme de gâchis. Les poubelles brûlées et les pneus usagés ont remplacé les ballons orange, qui autrefois rebondissaient sur le plus célèbre des bitumes de Philly. Un déchirement pour les anciens.
Le 16th Street est un symbole unique et mythique dans les pensées des habitants du quartier nord de Philadelphie. Berceau de Wilt Chamberlain et Moses Malone, le playground a acquis une réputation régionale incomparable avec ceux des quartiers voisins. Mais avec la disparition du maître des lieux, Kentu, le 16th Street a tout perdu. L’ambiance conviviale qui faisait son charme, la mentalité des ballers, les joueurs, qui sont repartis dans les gymnases et les salles, bref l’essence du 16th Street. Mais cette essence ne veut pas être oubliée. À travers le film 16th and Philly, les anciens se rappellent des heures de gloire du lieu, et souhaitent transmettre le témoin aux plus jeunes, avant que peut-être, une autre ligue fasse rugir le 16th Street.
Source image : YouTube/16th and Philly