Daryl Morey, Hong Kong et la Chine : explications d’un shitstorm international qui met la NBA dans de sales draps

Le 07 oct. 2019 à 10:26 par Bastien Fontanieu

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Si la plupart des observateurs de la NBA se sont réveillés ce lundi en matant des highlights de pré-saison et en se décrottant les yeux, la NBA a elle démarré sa semaine en tirant une sale gueule. La raison ? Un scandale aux grandes répercussions, entre la Chine, Hong Kong et la Ligue, initié par un tweet malencontreux envoyé par le GM des Houston Rockets, Daryl Morey. On explique tout ça en détail, café en main.

Voilà qui pourrait ressembler à un des plus grands tests de l’administration Silver, depuis son arrivée en 2014. Adam Silver, patron de la NBA et considéré comme un des commissionnaires les plus brillants et progressistes du monde du sport, s’est déjà retrouvé dans bien des emmerdes par le passé. L’affaire Donald Sterling, l’affaire de la loi anti-LGBT en Caroline du Nord, les exemples nous reviennent immédiatement en tête. Mais un scandale de cette envergure ? Qui touche à des sujets extrêmement sensibles, sur un plan politique, social et commercial ? Tout cela dans un cadre international, et entre deux pays partageant un passé houleux…? Probablement pas. Point par point, étape par étape, nous allons tenter de vous donner le plus d’éléments possibles, afin que chacun puisse faire sa propre opinion et ses recherches, à l’aube d’une affaire qui pourrait prendre des proportions dramatiques… ou pas.

  • Quels sont les faits ?

En déplacement à Tokyo dans le cadre de leur présaison, les Rockets de James Harden et Russell Westbrook sont actuellement au Japon. Avec eux à leurs côtés, évidemment, l’ensemble de la franchise de Houston, dont le General Manager qui n’est autre que Daryl Morey. Et en cette fin de semaine dernière, vendredi pour être précis, Morey s’est exprimé sur Twitter en envoyant le tweet ci-dessus : un message de soutien envers Hong Kong, pour une politique pro-démocratique. Jusque là, dans l’intention et de notre point de vue hexagonal, rien de bien méchant. Sauf que, comme nous allons le développer plus bas, les couches touchées par ce tweet sont quasi-infinies. Et la réaction ne s’est pas fait attendre.

Après avoir supprimé son tweet, Morey a déclenché un véritable shistorm international avec des réactions extrêmement vives sur les réseaux, et plusieurs institutions chinoises ont immédiatement acté en opposition au GM des Rockets. Des actions aux répercussions économiques et politiques assez importantes, comme vous allez le voir ci-dessous :

  • La CBA, ligue nationale de basket en Chine, a publié un communiqué dénonçant les propos de Morey, et décidant dans la foulée de couper ses liens de coopération avec les Rockets.
  • Plusieurs marques de sportswear dont Li-Ning ont immédiatement coupé leurs liens avec la franchise.
  • Tencent, qui est le diffuseur officiel de la NBA en Chine, a décidé de suspendre toute diffusion de match des Rockets pour la saison à venir.
  • Le consulat chinois de Houston a exprimé son mécontentement et son choc, en demandant aux Rockets d’agir rapidement pour éteindre ce feu potentiellement gigantesque.

Dans les autres faits marquants, on notera la prise de parole de Tilman Fertitta, propriétaire des Rockets, qui va rappeler dès le lendemain que son General Manager ne parle pas au nom des Rockets et que le déplacement de sa franchise ne se fait que dans un cadre promotionnel, et pas politique. De l’huile sur le feu, quelle que soit sa place dans le débat, et qui va notamment pousser Morey à se retrouver dans une position individuelle très délicate : job remis en question, menaces de mort, inquiétude pour des amis proches en Chine, et NMSL envoyés en masse sur les réseaux sociaux (équivalent chinois de Ta mère est morte). Voilà pour les faits. Maintenant, afin de comprendre tout ce bazar, il nous faut un paysage d’ensemble.

  • Quel est le contexte géopolitique ?

Si on ne met pas son nez dans les conflits géopolitiques divers et variés qui prennent place dans notre monde, difficile de capter tout le poids de cette affaire. Disons qu’entre la Chine et Hong Kong, l’ambiance est actuellement plutôt… tendue. Un peu d’histoire pour installer tout ça ? Administrativement parlant, Hong Kong est une région de la république populaire de Chine. Le nom complet et détaillé de Hong Kong est même le suivant : la région administrative spéciale de Hong Kong de la république populaire de Chine. Sympa et discret. Il y a deux régions administratives spéciales en Chine, Hong Kong d’un côté et Macao de l’autre.

Pendant plus de 150 ans, Hong Kong a été une colonie britannique. Sauf que depuis 1997 Honk Kong a été cédé à la Chine, et un système très particulier a été mis en place : ‘un pays, deux systèmes‘. Ce qui signifie, en gros, que géographiquement parlant Hong Kong appartient bien à la Chine, mais pour tout le reste son indépendance est acceptée sur le papier. Des équipes sportives internationales à la monnaie en passant par son système politique, légal, son immigration ou même son indicatif téléphonique, Hong Kong est autonome. Malheureusement, cette autonomie n’existe qu’en théorie, puisque – pour démarrer avec le meilleur exemple – Carrie Lam, qui est la cheffe de l’exécutif à Hong Kong, a été élue en 2017 par… une majorité de grands électeurs fidèles à Pékin. Souvent traitée de marionnette, comme ses prédécesseurs, Lam est ciblée par les habitants de Hong Kong qui voient en elle la prolongation d’un système complètement flingué et dicté par la capitale chinoise. Autonomie en apparence, mais subordination à la Chine en substance.

Quand vous prenez cela en compte, plus de 10 ans de révolte à Hong Kong dont le mouvement des parapluies de 2014 qui avait vu le coeur financier de la région être bloqué, et qu’il y a un ras-le-bol général de cette fausse autonomie chez les pro-démocratie de Hong Kong, cela crée des tensions régulières. Manifestations dans la rue, violence entre manifestants et forces de police, militants pro-démocratie incarcérés et empêchés de se présenter politiquement, le climax a été atteint au printemps dernier lorsqu’un projet de loi permettant à la Chine de réaliser des extraditions a été présenté. On vous la fait courte, n’importe quelle personne liée à une activité jugée bizarre par la Chine continentale pourrait être extradée en Chine pour y être jugé. Et alors comment ces jugements y seront réalisés, voilà ce qui fait flipper les habitants de Hong Kong.

Revoyez le tweet de Daryl Morey au-dessus. Et reprenons.

  • Quel contexte concernant la NBA ?

Les Rockets sont, avec les Warriors, la franchise NBA la plus populaire en Chine. Pas besoin d’avoir fait d’immenses études supérieures pour le comprendre. Il suffit de commencer par mentionner Yao Ming, président de la CBA, Hall of Famer et figure emblématique des Rockets pendant sa carrière. Entre Yao, T-Mac à ses côtés qui fût extrêmement populaire là-bas, puis James Harden depuis quelques années, la franchise de Houston a toujours été en haut de l’échelle d’appréciation chinoise. Les maillots alternatifs des Rockets ont même été réalisés en ce sens, car le soutien des Chinois envers eux est réel. Houston est donc, sous bien des regards, un porte-drapeau de la NBA depuis longtemps en Chine.

Et le soutien des Chinois envers la NBA, en tant que produit et compétition, est lui aussi réel. On parle, au bas mot, de 500 millions (!) de Chinois qui ont regardé un match de NBA sur Tencent l’an dernier selon plusieurs études. Cinq… cent… millions. Cinq cent millions de fans ? Oui, mais cinq cent millions de consommateurs potentiels également. Le genre de stat qui ne doit pas passer inaperçue sur le bureau d’Adam Silver. De plus en plus de matchs joués sur place, des horaires plus sympathiques pour les viewers de Chine, la politique de Silver est aussi tournée en ce sens. La NBA avait d’ailleurs, avant ce scandale, prolongé son contrat avec Tencent jusqu’en 2025 afin de diffuser de la NBA en masse. Un accord qui ne devrait pas bouger compte tenu des engagements et répercussions concernées, mais il est évident que la Ligue doit faire la tronche en voyant la franchise la plus appréciée de Chine se faire pourrir et boycotter par un grand nombre de fans. Perdre ces fidèles et potentiels consommateurs est un scénario catastrophe pour les grands stratèges internes à la NBA.

  • Mais alors quel impact, pour chaque acteur présent dans cette affaire ?

Préparez-vous, car la liste risque d’être longue. Et la stratégie à prendre pour chacun pourrait avoir un grand impact sur les affaires des autres.

Yao Ming, en tant que président de la CBA, a le cul entre deux chaises. Doit-il représenter les intérêts de son pays, ou satisfaire les demandes de la NBA ? Partenaire évident de la Ligue depuis plus de 15 ans, Yao sait qu’il ne peut pas vraiment faire sans la puissance de la NBA, mais il ne peut pas non plus se mettre à dos tout une fanbase qui le vénère localement. Le scénario le plus probable ? Un communiqué pour botter en touche, afin de calmer l’affaire plus qu’autre chose.

Adam Silver, en tant que boss de la NBA, doit lui aussi se sentir mal à l’aise en ce moment. D’un côté, les millions de dollars générés par la Chine et ses fous de basket, le potentiel d’une expansion à l’international, l’exposition de ses joueurs phare là-bas et le business à développer main dans la main avec Yao Ming comme avec de nombreuses marques et institutions locales. De l’autre côté, les droits humains remis en question par les habitants de Hong Kong, une politique de free speech clairement poussée en faveur des joueurs sur différents sujets (visite de la Maison-Blanche, I can’t breathe), et une image progressiste entretenue au fil des années via différents actions concrètes et sociales plus inclusives. Que faire, que faire.

Les Houston Rockets, en voilà un autre d’acteur qui doit l’avoir mauvaise. Sportivement parlant, leur GM a tout fait pour diriger le bateau de la meilleure façon, en proposant un produit d’exception, de vraies chances de titre et une équipe aussi attractive que productive année après année. On peut ne pas aimer la méthode Morey, mais il faut avouer que le type a quand même remis les Rockets dans l’élite de la NBA depuis son arrivée et a maintenu ce statut tant désiré saison après saison. Commercialement parlant, Houston connaît aussi sa position en Chine et ne veut pas perdre cet avantage construit au fil du temps. Il y a donc ceux qui veulent conserver le GM en place, et ceux qui veulent le virer, ceux qui se moquent de la pression venant des Chinois et ceux qui les suivent dans ce sens.

Les autres joueurs de la Ligue, en sachant très bien qu’ils peuvent s’exprimer librement sur de multiples sujets, vont devoir eux aussi prendre des décisions. Et alors là, bonjour le bazar. Car il y a les superstars d’un côté, et les autres joueurs de l’autre. Comment un entrepreneur comme LeBron, donc en mettant le joueur de côté, peut-il se mettre à dos un business énorme en Chine en prenant une position de soutien envers Morey ? Et en même temps, comment LeBron peut-il faire l’aveugle devant cette situation, en ayant construit son image à la perfection, ponctuée par l’ouverture d’une école dans l’Ohio il y a un an ? LeBron est ici utilisé en exemple, mais Stephen Curry, James Harden et compagnie auront eux aussi les micros placés devant eux. On sait déjà que le duo Steve Kerr – Gregg Popovich va monter d’un cran devant les caméras, mais attention aux positions de certains joueurs, en sachant très bien ce que la Chine représente pour leur propre marque.

Daryl Morey, enfin, n’a plus qu’à attendre la sentence, en quelque sorte. Le GM n’a pas voulu mal agir en envoyant son tweet, il a ici exprimé un avis sur un sujet très sensible, sans savoir que les répercussions seraient potentiellement aussi grandes. Et il l’a confirmé en tweetant sur son propre compte, dans un mélange d’excuses et d’isolement. Mais difficile de savoir si Morey passera l’automne, compte-tenu des pressions financières effectuées sur cette affaire, le nombre de solutions mises à disposition pour Tilman Fertitta, un proprio qui – comme tout proprio – doit s’assurer que son moulin tourne bien, quel que soit le nom à la tête des opérations.

L’affaire Morey ne fait que commencer, et il y a de fortes chances pour qu’elle dure quelques temps dans les coulisses de la NBA. La Ligue, justement, va devoir la jouer finement pour maintenir chaque acteur content : les joueurs, les fans, ceux outrés en Chine, et leur réserve de billets verts. Mais la réalité reste celle-ci. Il va falloir que quelqu’un accepte de marcher sur ses propres intérêts pour que tout le monde puisse avancer. On se demande qui va plier en premier.