Au tour de Joey Crawford de se confier sur ses troubles : si les joueurs souffrent, c’est aussi le cas des arbitres

Le 24 août 2018 à 16:03 par Aymeric Saint-Leger

Joey Crawford
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Dans cette période calme en NBA, un des thèmes qui revient le plus souvent sur la table est celui de la santé mentale. Les témoignages se font de plus en plus nombreux, à l’exemple de ceux de Kevin Love et DeMar DeRozan, qui ont précédé des exemples plus récents, comme Marcus Morris. C’est encourageant, mais ce n’est qu’un côté de la facette. Plongeons dans l’intimité de Joey Crawford, le célèbre arbitre, qui montre à quel point son rôle est ingrat, et difficile à gérer psychologiquement.

On l’aime bien, notre Joey Crawford. Retraité depuis seulement deux ans, il était un visage reconnaissable parmi les acteurs de la Ligue, la figure de proue des hommes en noir et blanc. Connu pour son sacré caractère, et ses crises parfois aussi déroutantes qu’hilarantes, on appréciait ses petits pas de danse avant de siffler une charge, ou avant d’aller bloquer un lancer-franc. Cependant, tout cela n’est que le bon côté de la facette. Si on se rappelle des moments drôles, funs, il faut aussi se remémorer la haine qui gravitait autour de ce monsieur chauve à la tête de CPE. Nombreux sont, parmi nous, parmi les fans de NBA, ceux qui ont balancé au moins une fois des insanités de derrière notre écran sur ce bon vieux Joey. Il ne les entend pas ? Certes, mais du haut de ses 66 ans, il entend bien tout ce qu’on lui dit aux abords des terrains. Des boulettes, il en a commises, il le sait. Il est la représentation de tous les maux que l’on peut reprocher aux arbitres. Cependant, derrière les bandes blanches et noires, le ton élevé, et les excès de zèle, il y a un homme, qui doit endurer le fait que, dans une salle de basket, à part ses collègues, tout le monde est contre lui. La gestion des émotions est capitale pour les arbitres, qui se doivent d’anticiper les situations, afin de garder leur calme et leur self-control. On leur en demande beaucoup, il ne faut pas oublier que ce sont des humains avant tout. Oui oui, même Joey Crawford, et même lui peut souffrir, comme il l’a confié à Jackie MacMullan d’ESPN. Et pourtant, il en a vu passer, depuis son arrivée dans la Ligue en 1977, où il a appris à la dure.

“A l’époque où je commençais en NBA, on avait l’habitude de crier, de brailler sur les coachs, et eux faisaient de même. On le faisait, les joueurs aussi. C’était comme ça que ça marchait. Les arbitres plus âgés de l’époque nous disaient ‘Tu dois faire comme ça’. Si on ne le faisait pas on était l’exception. […] Si on n’agissait pas comme les autres arbitres, on se faisait agresser, sauter dessus. On aurait été ostracisés. En outre, cette autre forme d’arbitrage – vous savez, calme, raisonnable – ne marchait pas à l’époque. Ça ne marchait pas. […] Vous traversez beaucoup de choses en tant qu’officiel. C’est un autocuiseur, chaque match, chaque nuit. Tout le monde a quelque chose contre vous – les coachs, les joueurs et les fans.”

Quand il dit qu’il traverse beaucoup de choses, on peut le croire, avec ses 40 ans de carrière, 2 561 matchs arbitrés en NBA, dont 374 en Playoffs et 50 lors des Finales. L’expérience, il l’a. Cela n’empêche pas qu’il n’ait jamais été très loin de l’explosion, du craquage. Une des pires choses qui lui soit jamais arrivée est de se faire cracher dessus par un fan de Golden State, à la sortie d’un match dans le milieu des années 90. Il souhaitait, de son propre aveu, tuer cette personne, tant c’était humiliant et énervant. On ne peut que concevoir ce qu’a dû ressentir Joey Crawford à ce moment-là, et le pic d’énervement qui s’est manifesté. Le problème qu’il a, c’est que la colère, l’énervement, c’est un fléau pour lui. Il peut partir au quart de tour pour peu de choses, comme une parole agaçante d’un fan. Et même si l’arbitre vétéran Wally Rooney a essayé de lui faire comprendre que ces gens n’insultaient pas la personne, mais le maillot, c’était en vain. Le Pierluigi Collina du basket ne supporte pas ça, et ce qu’il aime encore moins, c’est faire une erreur sur le terrain. Lorsqu’il en commet une, il le sait, ça l’énerve, et il perd le contrôle, complètement. Des accès de colère comme cela, il en a vécu un, envers Flip Saunders, le regretté coach de Minnesota.

“Une des pires [crises de colère, ndlr] que je n’ai jamais eu, c’était à Minneapolis, sur le chemin du vestiaire à la mi-temps. Flip Saunders, que dieu garde son âme, criait contre nous, et j’ai perdu le contrôle. J’ai déchargé sur lui. Puis j’ai marché jusqu’aux vestiaires avec les arbitres Bennie Adams et Luis Grillo, et je leur ai demandé ‘Qu’est ce que je viens juste de dire ?’ Ils m’ont regardé et m’ont dit, ‘Ce n’était pas bon’. J’ai crié sur Flip, et je ne me rappelle même pas ce que je lui ai dit. C’était évidemment très mauvais. Ce qui s’est passé ce jour-là est resté confidentiel, loin du public et des médias, mais j’ai eu une amende. David Stern était si excédé par moi. Il m’a dit ‘Joey, je ne vais pas supporter ça. Tu devrais réfléchir à ça.'”

Cet incident s’est produit en dehors du terrain. Quelques années plus tard, en 2003, lors d’une Finale de Conférence Ouest, c’est sur le parquet que Joey Crawford a déconnecté. Don Nelson, alors coach des Mavs, le regarde, bras croisés, et ne dit rien. L’arbitre lui demande de s’asseoir. Un “non” en guise de réponse qui lui vaut une technique. Même question, même sentence, donc éjection, tout comme Del Harris, son assistant. L’entraîneur n’avait pas dit un mot. Le lendemain, le commissionnaire le convoque dans son bureau, et l’a incendié.

“Il m’a traité de tous les noms – et je le méritais. Je suis resté là et j’ai encaissé. […] Stern me tue, je me dis ‘Il a raison, il a raison,’ mais finalement je lui dis ‘Attendez une minute, attendez une minute. Qu’est ce que vous voulez que je fasse ? Attendre que Nellie [Don Nelson, ndlr] m’appelle pu**** de co**** puis l’éjecter ?’ et Stern a dit, ‘Oui ! Comme ça j’aurais pu te défendre, idiot ! Ne refais plus jamais ça.’ J’ai dit ‘OK’, mais après, bien sûr, j’ai recommencé.”

Il a recommencé avec Tim Duncan, en 2007. On se souvient tous de cette double technique, de l’éjection pour un rire sarcastique du grand Timmy, lui qui ne rigolait jamais. Joey Crawford savait alors, dans la minute suivante, qu’il allait avoir des soucis. En effet, David Stern le suspend jusqu’à la fin de la saison, Playoffs compris. De quoi secouer, déboussoler totalement l’arbitre vétéran, qui avait l’impression que sa carrière allait s’arrêter là. Mais cela lui a aussi fait prendre conscience qu’il fallait faire quelque chose. Alors que le commissionnaire de l’époque lui a ordonné d’aller voir un psychiatre. Le changement d’approche de Stern a mis Crawford sur la bonne voie, car le premier diagnostic de ce spécialiste l’a rassuré.

“Ce gars doit déterminer si je suis fou ou pas. J’y vais, j’ai si peur. J’ai déjà reçu une amende de 100 000 dollars. Je suis en costume, je transpire jusqu’à ma ceinture. Ce psychiatre ne sait pas différencier un ballon de basket d’un ballon de volley. Après deux heures, il dit ‘OK, on a terminé.’ J’ai dit ‘Whoa, whoa, whoa, je suis supposé revenir un autre jour pour une nouvelle séance de deux heures. Vous avez déjà décidé que j’étais fou ?’ Il répond, ‘Vous n’êtes pas cinglé.’ J’ai demandé, ‘Qu’est ce que je suis alors ? Quel est mon problème ?’ Il me dit ‘Vous êtes trop passionné par votre travail.’ J’ai pensé ‘OK, je peux vivre avec ce diagnostic !’ “

Si ce diagnostic lui convient, la pression sociale que sa suspension fait peser sur lui pèse également sur sa famille, sur ses enfants. Soutenu par ses collègues arbitres, il finit par aller voir le Docteur Joel Fish à Philadelphie. C’est ce monsieur, qui de son propre aveu, a sauvé sa carrière. C’est d’ailleurs un spécialiste qu’il voit toujours aujourd’hui.

“Il me disait ‘Joe, si tu sens la colère monter, fais juste quelque chose avec tes mains. Mets les sur le côté ou dans ton dos’. Il me disait aussi, ‘Rappelle-toi en permanence, calme-toi, calme-toi.’ Si quelqu’un venait me voir à propos d’une mauvaise décision, il me rappelait, ‘Ralentis ta respiration. Rappelle-toi que tu es un bon arbitre.’ Ces choses m’ont aidé à continuer pendant mes dix dernières années en NBA. […] Joel était la seule personne qui pouvait me parler avec cette voix calme, en me disant à quel point la chose pour laquelle j’étais énervé était insignifiante. Dans mon esprit ça avait du sens, mais Joel m’a fait réaliser qu’à plus petite échelle, un mauvais coup de sifflet n’était pas grand chose.”

Oui messieurs dames, quelqu’un est arrivé à calmer Joey Crawford. Ce Docteur l’a aidé à s’apaiser, à relativiser les choses, à maîtriser ses accès de colère. Que ce soit sur le terrain ou en dehors, cela a aidé l’officiel dans sa vie de tous les jours. Et comme pour Marcus Morris, il ne s’agit pas de faire la promotion des thérapeutes, des docteurs, mais juste de décrire le processus par lequel l’ancien arbitre est passé pour s’extirper de ces situations complexes. Il aurait même aimé le faire plus tôt :

“Je dis tout le temps aux gens, ‘Si quelque chose ne va pas, pourquoi ne pas aller voir un professionnel ?’ Il n’y a pas de honte là-dedans. C’est mieux d’affronter ça en face. Parler à Joel Fish a été la meilleure décision de ma vie. J’aurais aimé le faire 25 ans plus tôt.”

Dans une époque où les arbitres sont trop souvent bafoués, le récit de Joey Crawford remet les pieds sur terre à tout le monde. Le courage du jeune retraité est remarquable, et fait prendre conscience que chacun des acteurs de la NBA peut souffrir. Si cela peut procurer un peu plus de respect et de compassion pour les arbitres, largement remis en question récemment, tant mieux. Prendre conscience que personne n’est un robot, et que n’importe qui peut souffrir d’un trouble de santé mentale, c’est important. Joueurs et arbitres se mènent la guerre, et ont les mêmes maux. La relation entre les deux camps doit continuer à s’améliorer, pour le bien de la Ligue, et des individus en son sein. 

Source texte : ESPN