On y est. Le 31 octobre 1950, Earl Lloyd est le premier Afro-américain à fouler les parquets de la NBA quand le coach des Washington Capitols Bones McKinney le fait entrer sur le terrain des Rochester Royals. Des débuts plutôt réussis, mais dont la couverture médiatique – malgré le moment historique – est quasi inexistante, bien loin de faire de ce pionnier le Jackie Robinson de la balle orange.
Earl Lloyd, première
Des années plus tard, Earl Lloyd ne s’est jamais montré gêné par l’anonymat de cette grande première, diminuant même son importance. Il ne s’agissait que d’un match comme un autre dans le calendrier. C’est le hasard qui lui a donné ce statut de numéro un alors que Chuck Cooper et Nat Clifton découvraient aussi la NBA cette saison-là. S’il sait qu’il a joué un rôle pour sa communauté, il considère qu’il est bien moindre que celui de Jesse Owens, Joe Louis, Jackie Robinson ou même Cooper.
Il y a de l’humilité, certes, dans l’attitude du pionnier. Mais aussi une véritable lucidité sur le contexte de l’époque. Oui, Jesse Owens face à l’Allemagne nazie ou Joe Louis seul sur son ring ont fait vibrer les Afro-américains à des périodes qui semblaient sans espoir. Oui, Jackie Robinson était suivi et célébré comme un héros à chacune de ses performances par l’ensemble de sa communauté. Oui, la Draft de Chuck Cooper a ouvert la voie pour que les Capitols misent sur Earl Lloyd quelques tours plus tard. Oui, ces sélections ont été permises parce que la route a été pavée par d’autres avant. Mais ne nous méprenons pas : en étant le premier à jouer une rencontre NBA, Lloyd est lui aussi un des architectes qui continuent de dessiner le chemin que vont emprunter d’autres Afro-américains par la suite. Lui qui se destinait à passer son diplôme à West Virginia State University pour devenir prof ou coach afin d’aider sa communauté a finalement trouvé un autre moyen pour faire avancer les siens.
Un pionnier sans couverture médiatique
Et le voilà donc, entrant en jeu en seconde mi-temps sur le parquet des Rochester Royals – les futurs Sacramento Kings. Les Capitols s’inclinent 78-70, mais l’important est ailleurs. En prenant part à la rencontre, Earl Lloyd – 6 points et 10 rebonds – entre dans l’histoire. Sans trompette ni tambour car personne n’en parle. Allez, on a bien une petite mention dans le Rochester Times Union le lendemain :
“Bones McKinney, le nouveau coach des Caps, a fait rentrer Earl Lloyd, la star nègre de West Virginia State et il a pris la majorité des rebonds” – Al C. Weber.
Circulez, il n’y a rien à voir. Earl Lloyd revient des années plus tard sur cette grande première et ne paraît pas surpris que les choses se soient passées en douceur :
“Si vous aviez dû trier sur le volet un lieu pour que ce match génère peu de réactions, Rochester, New York, était le bon endroit. Dans cette partie du pays, dans le froid de l’hiver personne ne déteste quelqu’un d’autre. On voit juste des gens qui s’aident, des Noirs qui aident des Blancs à pousser leur voiture dans la neige et vice-versa. […] Il n’y avait pas d’homme du Klan et tout cela, avec des pancartes et des cordes. Il faisait trop froid pour cela.”
Avant d’ajouter dans un sourire
“Vu que c’était la soirée d’Halloween, les gens ont peut-être cru que j’étais un lutin ou quelque chose comme ça.”
Les raisons de cet anonymat
Si on a quelques doutes sur la seconde partie de sa justification, la première tient la route. Le racisme n’est pas absent dans le Nord Est du pays, mais la ségrégation n’est pas aussi dure qu’au sud de la ligne Mason-Dixon. Comme ce que Lloyd a pu connaître enfant. Surtout, les gens ont l’habitude de voir des Afro-américains sur les parquets. Les New York Rens et les Harlem Globetrotters ont déjà réalisé leur travail d’évangélisation, diminuant donc l’effet de surprise. Sans compter que même au niveau universitaire, les rencontres intégrées sont fréquentes. Si bien que ni les joueurs, ni le public ne découvrent qu’un Afro-américain puisse jouer au basket.
Ajoutons à cela que la jeune NBA n’attire pas les foules. À l’époque, sa couverture médiatique est au mieux médiocre et les Américains s’en cognent un peu de la balle orange. Ils préfèrent largement le baseball. Forcément, l’impact n’est donc pas le même entre l’arrivée de Jackie Robinson sur un terrain de MLB et les premiers pas d’Earl Lloyd sur un parquet NBA. D’ailleurs, si le premier a eu une discussion très dure – mais très franche – avec son General Manager Branch Rickey pour le prévenir des attentes et des problèmes qu’il allait rencontrer, personne chez les Capitols n’a daigné tenir un tel discours à Lloyd. Comme si de rien n’était : pas de pression, pas de consigne.
Et puis il y a le fait que si Earl Lloyd est le premier Afro-américain à jouer en NBA, il n’est pas le premier baller à percer dans sa communauté. On a déjà évoqué les Rens et les Trotters, deux équipes qui ont commencé à sillonner les routes américaines avant même la naissance de ce pionnier. On peut même remonter jusqu’en 1902 avec Harry Lew, premier basketteur afro-américain à signer un contrat professionnel. Plus récemment même, les Rochester Royals – premiers adversaires de Lloyd – ont connu aussi l’intégration avec Dolly King dans les années quarante. Oui mais c’était en NBL, absorbée depuis par la BAA pour donner naissance à la NBA et dont l’histoire a été rayée du roman de la ligue ainsi créée. Ce qui est très bien résumé par un journal de l’époque :
“Earl Lloyd, un nègre d’un mètre quatre vingt quinze issu de West Virginia State. Boston et New York sont les seules autres équipes en NBA avec des joueurs nègres, une nouveauté sur le circuit.”
Le circuit, et non pas le sport. Preuve que finalement, cette première présente des limites. Mais peu importe, cela n’enlève rien au statut d’Earl Lloyd et de ses comparses d’intégration de la NBA, Chuck Cooper et Nathaniel Clifton.
Le premier novembre, alors que Cooper entre dans la danse avec les Celtics, Lloyd ouvre son compteur à domicile, au sein de l’Uline Arena qu’il connaît bien pour y avoir joué les phases finales CIAA au cours des dernières années. Pour cette première “à la maison”, guère plus de couverture médiatique :
“Les Caps, accessoirement, lancent leur campagne à domicile ce soir contre les Indianapolis Olympians. Parmi les autres rookies, McKinney dispose d’Earl Lloyd, un arrière rugueux nègre, qui semble être une trouvaille. C’est un choix de Draft venant de West Virginia State” – George Beahon dans l’édition du premier novembre du Rochester Democrat & Chronicle.
Mille six cent personnes ne suffisent pas à remplir l’enceinte – une preuve supplémentaire de la faible popularité de la NBA. Dans le lot, Earl Lloyd peut compter sur le soutien de ses parents, dont sa maman. Alors que des fans derrière elle se demandent à voix haute si “le nègre sait jouer”, elle répond du tac au tac “ne vous inquiétez pas, il sait très bien jouer.” L’histoire ne dit pas s’ils ont été convaincu par cette sortie de Lloyd ou les cinq suivantes, mais le pionnier n’ira pas plus loin que sept rencontres lors de la saison 1950-51. Le 14 novembre, il dispute son dernier match, bouclant son court exercice avec des moyennes de 6,1 points et 6,7 rebonds. Blessure ? Non. Après la Draft NBA, c’est au tour de celle de l’armée d’appeler le nom de Earl Lloyd. Il doit servir son pays alors en pleine de Corée.
Sa carrière NBA est donc mise entre parenthèses pendant deux ans. Le temps d’effectuer son service et voir les Washington Capitols mettre la clef sous la porte le 9 janvier 1951 alors qu’ils présentent un bilan de 10 victoires pour 25 défaites et qu’ils n’attirent pas les foules du côté de D.C. Par chance, cela ne signifie pas la fin de l’histoire dans la ligue pour le pionnier, car les Syracuse Nationals vont le récupérer. Et lui permettre quelques saisons plus tard de marquer une nouvelle fois l’histoire.