L’ancien coach Pete Carril s’est éteint à l’âge de 92 ans : l’heure de saluer l’œuvre de l’un des plus grands tacticiens de l’histoire du basket
Le 17 août 2022 à 17:33 par Arsène Gay
Coach universitaire pendant 30 longues années, maître du “Princeton Basketball“, assistant de Rick Adelman aux Kings durant près d’une décennie, Pete Carril s’est éteint ce lundi à l’âge de 92 ans. Peu connu du grand public, l’influence du bonhomme s’est pourtant étendue à toutes les strates du basketball, et perdure encore aujourd’hui. L’occasion, certes triste, de revenir sur la carrière de l’une des plus grandes têtes pensantes de l’histoire de notre sport.
Par où commencer ? La question peut sembler idiote, mais elle est en réalité tout à fait légitime, tant il y a de choses à raconter sur Pete Carril. Loin des sentiers battus sans pour autant être totalement atypique, la carrière du fils d’immigrés espagnols est à l’image de son caractère : imprévisible, surprenante, audacieuse. Mais comme nous ne sommes pas pressés dans ce récit de vie, commençons par le commencement, soit plusieurs décennies en arrière.
Né Pedro José, devenu Peter Joseph et plus connu sous le diminutif “Pete”, Carril n’a jamais envisagé se faire un nom dans le basketball en tant que joueur. Certes récompensé par une sélection dans la Little All-American team à l’université Lafayette, le natif de Bethlehem entame très vite – en 1954 – une carrière de coach, où il se sait bien plus performant. En parallèle de ses douze années à la tête de divers lycées de Pennsylvanie, le garçon se permet même d’empocher un master d’éducation en 1959 à Lehigh University, dans sa ville natale. Anecdotique ? Pas du tout. Car sept ans après l’obtention de son diplôme, Pete est nommé à la tête de l’équipe universitaire du même établissement, la première année d’une très TRÈS longue série en NCAA. Mais durant l’été 1967, le poste de head coach de l’université de Princeton se libère après le départ de Butch van Breda Kolff, qui avait comme par hasard entraîné notre héros du jour lorsqu’il était encore lycéen. Si les noms de Bobby Knight et Larry Brown – pas vraiment des clowns donc – sont évoqués pour la succession, c’est bien Pete Carril qui va être choisi, lui qui n’a qu’une seule saison à un tel niveau dans les pattes. Pour ne pas rapidement se faire éjecter, il va donc falloir assurer. Spoiler : ça aurait pu être pire.
Au total, Pete passera 29 saisons sur le banc des Princeton Tigers. Oui oui, vous avez bien lu : 29 saisons. Presque 30 ans au même poste, soit assez de temps pour forger une légende qui va bien au-delà d’une carrière classique. Avec un bilan de 514 victoires pour 261 défaites à son départ en 1996, Carril reste encore aujourd’hui le seul coach de l’histoire à avoir autant gagné sans jamais avoir pu recruter de joueurs à l’aide de bourses sportives. Une particularité qui non seulement ne l’a pas empêché de gagner, mais qui a également participé à populariser ce pour quoi il est aujourd’hui le plus connu : la “Princeton Offense“, dont les origines datent des années 1930 avec Franklin Cappon (ancien coach de Princeton) mais que Carril a véritablement fait passer au niveau supérieur. Il m’est impossible d’attirer des monstres physiques, des scoreurs ultra-talentueux ou encore des défenseurs d’élites ici ? Pas de soucis, je vais sillonner le pays à la recherche de joueurs correspondant à ce que je veux mettre en place, et nous allons imposer notre propre style de jeu. Voilà en gros la mentalité du bonhomme. Les conditions à respecter pour jouer pour les Tigers sont les suivantes : la polyvalence, la lecture de jeu, le QI basket, l’adresse et une rigueur à toute épreuve. Si vous réunissez déjà ces critères, alors quels que soient votre taille ou votre poids, vous pouvez avoir votre place dans l’effectif de Princeton. Et le pire, c’est que ça marche.
“Le fan de basket le moins connaisseur pourrait comprendre et admirer une équipe menée par Pete Carril dès le premier coup d’œil. Le plus grand des addicts aux arceaux pourrait être envoûté par une équipe en action menée par Pete Carril. Ce n’était pas du basketball de talent, mais d’équipe. Ce n’est peut-être pas la façon dont tout le monde devrait jouer, mais c’était la façon dont tout le monde essayait de jouer.” – Bill Pennington, journaliste sportif du New York Times
Sur les 21 dernières saisons passées sous le commandement de Pete Carril, l’université va en terminer 14 en tant que meilleure défense. Les défauts sur le plan physique sont compensés par l’intelligence des joueurs, leur capacité d’adaptation, les rotations rapides et une solidarité exemplaire. En attaque, c’est le jeu sans ballon qui est privilégié. La spécialité de Princeton à l’époque ? Faire circuler le ballon patiemment avant de trouver la faille qui permet de conclure par des tirs ouverts ou des back-door à répétition. Pour ce faire, un seul intérieur suffit, à condition que ce dernier soit capable d’enchaîner les allers-retours autour de la raquette et possède une très bonne vision du jeu. Qu’il s’agisse des coupes, des écrans ou des passes, ballon et joueurs sont en mouvement perpétuel, et cela a de grosses conséquences sur les équipes adverses : elles n’en peuvent plus, se frustrent et finissent inlassablement par déjouer, quel que soit leur niveau de préparation. Voilà ce que l’on appelle la “Princeton Offense“.
“Jouer contre Princeton, c’est comme aller chez le dentiste. Vous savez qu’au bout du compte ça peut vous rendre meilleur, mais sur le moment ça peut faire très très mal.” – Jim Valvano, coach de North Carolina State
Bien qu’il n’ait jamais réussi à emmener Princeton plus loin que le deuxième tour de la March Madness pour des raisons évidentes d’infériorité en matière d’effectif, l’université aura sous son ère remporté à treize reprises la Ivy League (composée de huit universités prestigieuses du Nord-Est des States). Mais surtout, une réputation bien particulière collera à jamais aux Tigers de Pete Carril : celle de l’équipe bien relou qu’on n’a pas envie de rencontrer. C’est bien simple : quel que soit votre rang, vous n’étiez jamais sûrs de battre les garçons de Carril. Aussi fabuleux soient vos prospects ou votre staff, il fallait s’employer pour en venir à bout. La preuve en 1989, Princeton échoue d’un petit point (50-49) face à Georgetown après un match au coude-à-coude. Cela aurait été la première fois de l’histoire du tournoi NCAA qu’une équipe classée seizième remporte sa confrontation face à un #1. L’année suivante, bis repetita contre Arkansas (68-64) et l’année encore après contre Villanova (50-48). De courtes défaites donc, qui témoignent bien de cette capacité à surprendre, et qui finira par se concrétiser en 1996.
Après une nouvelle saison terminée en tête de la Ivy League cette année-là, Princeton fait face à UCLA dès le premier tour, alors champion en titre. Et si chaque personne est consciente qu’il ne faut pas sous-estimer les Tigers, les Bruins sont archi-favoris, en quête de back-to-back. Dans une rencontre absolument étouffante, aucune des deux équipes n’arrive à prendre l’ascendant, et tout semble indiquer que la victoire se jouera dans les derniers instants. À 40 secondes de la fin, Princeton et UCLA sont à égalité : 41-41. On vous a dit que ça défendait. Les Bruins ont le ballon, prennent leur temps, mais ne parviennent pas à scorer. L’ambiance est électrique, car on sait que l’un des plus grands upsets de l’histoire est en train de se jouer sur le parquet. Pete Carril demande alors temps-mort, il reste 21 secondes à jouer. Le jeu reprend, et les Tigers déroulent alors leur jeu sans ballon avec du mouvement de tous les côtés, tandis que le commentateur annonce la couleur : “vous savez qu’ils tenteront de jouer le back-door s’ils en ont l’opportunité“. Bingo ! À seulement 3,9 secondes du buzzer, sur une énième coupe dans le dos, Princeton score pour prendre deux points d’avance. Le public et le banc exultent, et même Pete Carril a du mal à cacher sa joie. Malgré un temps-mort restant, UCLA ne reviendra pas. C’est fait, l’un des plus grands upsets de l’histoire vient bel et bien de se dérouler, et on vous laisse en profiter.
Toutefois, Princeton ne parviendra pas à passer le second tour face à Mississippi State, et Pete Carril décide alors de mettre un terme à sa carrière de coach universitaire, lui qui estime ne plus avoir la même aura qu’auparavant. On se souviendra malgré tout que la dernière victoire du monsieur avec les Tigers est sans doute la plus belle. Pour cette splendide carrière, il sera d’ailleurs intronisé au National Collegiate Basketball Hall of Fame et au Naismith Memorial Basketball Hall of Fame en 1997. Pas mal non ? La même année, après avoir passé un an à se reposer un peu – il a quand même 66 ans à ce moment-là – Pedro José va reprendre du service, mais cette fois-ci en NBA. Recruté par les Kings, ce dernier va servir en tant qu’assistant de Rick Adelman, en charge de l’attaque et notamment par la vidéo. La suite, vous la connaissez bien sûr. Avec l’aide de joueurs comme Peja Stojakovic, Mike Bibby et Doug Christie, ce dernier parvient à transposer son Princeton Basketball à la Grande Ligue. Grâce aux intérieurs si intelligents que sont Chris Webber et Vlade Divac, Sacramento proposera alors ce jeu léché qui n’est pas passé loin de les emmener au Saint-Graal : un titre NBA. Si vous voulez d’ailleurs en savoir plus sur le jeu proposé par les Rois dans ces années-là, on vous renvoie à notre série “L’épopée Kings 2002”. Voilà ce qu’avait d’ailleurs à dire l’intéressé dès la fin des années 1990 lorsqu’on lui parlait du fait qu’il n’ait jamais remporté de “vrais titres” :
“Remporter un titre national n’est pas quelque chose que vous nous verrez faire à Princeton. Je l’ai accepté il y a quelques années maintenant. Et puis de toute façon qu’est-ce que ça change ? Quand je serai mort, peut-être que deux gars passeront à côté de ma tombe et l’un d’entre eux dira : ‘pauvre mec, il n’a jamais gagné un titre national’. Et je n’entendrai pas un mot de ce qu’ils raconteront.” – Pete Carril
Au final, Pete restera neuf ans à son poste en Californie, avant de partir puis revenir en 2008 dans un rôle de consultant. C’est véritablement en 2011 qu’à 81 ans, Carril décide de mettre pour de bon un terme à sa carrière de coach, qui aura donc duré 57 ans… Tout au long de sa vie, le caractère du bonhomme n’aura pas changé. Si certains le trouvaient exigeant, d’autres allaient jusqu’à parler de folie furieuse. Lui-même s’estimait “trop dur, trop sévère” envers les plus jeunes générations. Sans doute referait-il les choses différemment, comme ces fois où il poussait certains joueurs à arrêter le basketball, ou s’en prenait à d’autres devant tout le monde jusqu’à les faire craquer. Pour l’anecdote, même à 60 ans, ce dernier aimait jouer les midis avec des collègues entraîneurs. Un jour, alors qu’un coach de football se déchire un ligament en plein match et se tord de douleur, Carril s’approche de lui et lui dit : “je suppose que ce n’est pas le bon moment pour te dire que tu as fait marcher“. Oui ça n’a rien à voir, mais au moins vous voyez le genre de personnage. Un mec qui est d’ailleurs bien mieux raconté par ceux qui l’ont côtoyé, comme Sean Gregory, qui a joué à Princeton sous ses ordres :
“Mais putain qu’est-ce qu’il était divertissant. Un de nos joueurs a envoyé une mauvaise passe à l’entraînement qui a cassé les lunettes de Carril. Il a déchiré son t-shirt de colère, exposant ses touffes de poils gris sur le torse. Il a gardé ses lunettes complètement tordues sur son visage tout le reste du temps, et l’entraînement a repris. Il fumait des cigares pendant l’entraînement, les équipes d’athlétisme d’intérieur qui partageaient le gymnase avec nous devaient sprinter à travers la puanteur. Carril a dit un jour à un joueur qu’il avait l’intention d’écrire le mot “layup” à travers sa propre poitrine. Il mettait au défi le gars de le frapper : ‘tu vas rater !’ criait-il.” – Sean Gregory
Vous voyez, on ne vous a pas menti hein ? Quoiqu’il en soit, il reste indéniable que l’influence de Pete Carril se ressent encore aujourd’hui, jusqu’au niveau NBA. Ne trouvez-vous pas que les Warriors possèdent depuis plusieurs années un jeu sans ballon extrêmement performant, avec un intérieur unique, intelligent, et des joueurs qui enchaînent les coupes pour obtenir des tirs ouverts ? Oui, Golden State utilise certains principes de la Princeton Offense, et cela réussit plutôt bien aux Californiens. D’ailleurs, le manager général des Warriors Bob Myers, bien qu’il ne fasse pas partie du staff à proprement parler, jouait pour cette équipe d’UCLA qui s’est inclinée face aux Tigers en 1996. Cette philosophie de jeu, il ne l’a donc pas oubliée :
“Je n’oublierai jamais la défaite contre les Princeton Tigers de Pete lors de mon année junior à UCLA. Les coupes en back-door de son équipe et le jeu de passes depuis le poste haut sont des choses dont les Warriors et le monde du basketball dans sa globalité ont pu bénéficier.”
Pete Carril était un coach et un homme particulier. Décédé à l’âge de 92 ans ce lundi, il laisse derrière lui un héritage immense, qui n’aura de cesse d’exister et de continuer à évoluer. Génie, fou, tacticien hors pair… appelez-le donc comme vous voulez. Nous, on se contentera de “légende”.
Sources texte : Time / The New-York Times / Hoophall.com