Kareem Abdul-Jabbar et le boycott des J.O. de 1968 : période trouble et geste fort pour un Lew Alcindor encore universitaire

Le 15 déc. 2019 à 12:31 par Paul Quintane

Source image : YouTube/NBA

Le monde du sport est, à n’en pas douter, l’un des milieux qui aura le plus contribué à l’avancée des droits sociaux et humains pour la communauté afro-américaine durant le XXème siècle. Les pionniers à intégrer le monde professionnel, et à briller au sein de leur discipline, sont aujourd’hui des légendes. Ils ont ouvert la voie aux autres, et ont su s’imposer en dépit des règles ségrégationnistes et liberticides à l’encontre de leur communauté. Jack Johnson et ensuite Joe Louis pour la boxe, Frederick Pollard pour le football américain, Jesse Owens et ses performances mythiques en 1936 à Berlin, Jackie Robinson pour le baseball, ou encore Althea Gibson pour le tennis féminin. En NBA, les trois premiers joueurs afro-américains à faire leurs débuts sont Earl Loyd, Chuck Cooper et Nat Clifton lors de la saison 1950-51. Enfin, la légende Bill Russell, qui consacrera sa vie à combattre le racisme, deviendra le premier entraîneur de couleur à coacher en NBA durant la saison 1966-67. Kareem Abdul-Jabbar, le scoreur le plus prolifique de tous les temps, a également milité à l’encontre de la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Retour sur la décennie 1960’s, où le pivot encore universitaire mais déjà brillant, connait ses premières prises de position politiques.

En 1964, le futur meilleur poste 5 de tous les temps s’appelle Lew Alcindor, il n’a que 17 ans, et vit à Harlem. Il connait une première expérience qui le marquera et le conditionnera pour le reste de sa vie. Le 18 juillet, deux jours après le meurtre de James Powell, un jeune afro-américain par un policier, une marche pacifiste de protestation s’organise pour dénoncer les violences policières. La tension grandit et finit par dégénérer en de violentes altercations. Les quartiers de Harlem et Bedford-Stuyvesant s’embrasent pendant six jours. Se concluant par des centaines de blessés, et un mort. Lorsque la situation se calme, Martin Luther King Jr. arrive à New York et encourage les revendications pacifistes. Entre les déclarations idéalistes de MLK, et la réalité violente de la société, Alcindor constate un paradoxe qui le perturbera comme des milliers d’autres jeunes dans sa situation.

A l’orée de la saison 1966-67, Lew est le prospect basket le plus connu du pays. Toutes les universités veulent s’accaparer les services du phénomène. A tel point que certaines écoles ségrégationnistes du sud du pays sont prêtes à aller à l’encontre de la barrière de la couleur imposée dans leurs établissements. C’est finalement chez les Bruins de UCLA à Los Angeles, qu’Alcindor débarque. Résultat, de 1966 à 1969, le natif de New York remportera trois titres de champion de suite, il sera élu trois fois meilleur joueur universitaire, et considéré encore aujourd’hui comme le plus grand joueur NCAA de l’Histoire. Durant ces trois années, Loulou développera son légendaire skyhook, suite à l’interdiction d’user du dunk selon les instances de la ligue universitaire. Une règle nommée Alcindor Rule. Ce changement de règlement, sera d’ailleurs vu par KAJ comme une décision implicitement à l’encontre des jeunes basketteurs afro-américains, alors de plus en plus nombreux dans les rangs des équipes universitaires, et qui usaient davantage du dunk que leurs coéquipiers blancs.

En 1967, Lew Alcindor sera convié à Cleveland, réunissant les athlètes afro-américains les plus influents de l’époque, pour soutenir un certain Mohammed Ali, qui venait de refuser de s’enrôler dans l’armée américaine pour la Guerre du Vietnam. Aux côtés du pivot encore en université, Bill Russell, Ali et aussi Jim Brown, considéré comme l’un des tous meilleurs joueurs de l’Histoire de la NFL. Le groupe fait front et supporte fermement le choix du boxeur, en dépit des nombreuses réactions et polémiques que cette décision entraîne. Cet événement sera un tournant majeur dans la vie d’Alcindor. Il prend conscience qu’il doit alors utiliser son image pour véhiculer des messages en faveur de la justice et de l’égalité pour chacun des citoyens de sa communauté. Ce sommet de Cleveland sera le premier regroupant des personnalités afro-américaines majeures du sport américain, et faisant front ensemble au sein de la sphère sociale et politique.

Durant cette même année 1967, et de retour à Los Angeles, le futur KAJ prend part à la vie politique de son université, où de nombreux groupes de paroles fleurissent, et où les idées et réflexions de l’époque sont en pleine mutation. Le pays est profondément ancré dans le racisme, notamment via les textes de loi ségrégationnistes qui marquent une différence fondamentale de liberté pour les gens de couleur au quotidien. Alcindor, accompagné de Tommie Smith et John Carlos, les deux athlètes qui lèveront le poing quelques mois plus tard sur le podium des J.O. de Mexico, questionnent justement l’intérêt de participer ou non à ces mêmes Jeux. Parallèlement, le pivot de UCLA, se rend au meeting OPHR (Olympic Projec for Human Rights) tenu par Harry Edwards. Ce dernier, explique notamment que l’institution sportive américaine et olympique, exploite les athlètes de couleur comme symboles démocratiques, alors que les citoyens afro-américains ordinaires sont traités de manière inférieure. Il affirme également que les sportifs de sa communauté ont un réel pouvoir d’influence sur la société. Lew prend alors conscience, qu’au sein de la sphère sportive il représente l’une des personnes les plus importantes du pays, mais qu’en tant que citoyen américain, il n’est personne.

Alcindor finit par déclarer qu’il ne participera pas aux Jeux Olympiques de 1968, s’attirant les foudres de l’Amérique puritaine, de la sphère politique, des journalistes et même de sa propre université qui le menace de suspendre sa bourse scolaire. Cependant, son engagement dans le mouvement Black Power, les événements vécus à Harlem quelques années plutôt, ses lectures de Malcolm X, ses rencontres avec Ali, Russell et Brown, ses échanges denses et mouvementés au sein du campus universitaire, ont profondément bouleversé le point de vue que Lew se faisait de son propre pays. Il déclarera un an plus tard, sur le plateau de NBC’s Today Show, face à Joe Garagiola, un ancien joueur de baseball, qui l’interrogera sur sa non participation aux Jeux.

“Oui, je vis ici, mais ce n’est pas vraiment mon pays. […] Naître ici en Amérique, ne fais pas de vous un Américain.”

Aujourd’hui, Kareem Abdul-Jabbar demeure l’une des figures afro-américaines les plus expressives sur l’état du monde contemporain et sur les sujets socio-politiques malheureusement toujours gangrenées par la question du racisme. Anciennement Lew Alcindor, le joueur avait pris position lors d’une période sombre et majeure de l’Histoire du pays en faveur du mouvement pour les droits civiques. Si des progrès sociaux majeurs ont été faits depuis les années 1960’s et 1970’s, la question de l’injustice et du clivage entre les communautés est encore d’actualité. Autre changement entre ces périodes et aujourd’hui, la place de l’athlète dans le champ médiatique actuel. Et ce phénomène semble même en régression. Les sportifs sont de moins en moins enclins à prendre position sur des sujets sérieux. LeBron James reste un exemple dans ce domaine, notamment sur son champ d’action social. Le Kid/King from Akron est notamment responsable de la fondation d’une école totalement gratuite dans sa ville natale. Mais la triste réalité du dense et complexe cas Colin Kaepernick en NFL est encore révélatrice d’une certaine condition actuelle de notre monde.

Source texte: The Undefeated