Les Cahiers du Streetball – Le basket de rue, aux origines du trashtalking

Le 08 nov. 2014 à 17:48 par Nathan

Ici, on parlera basket. Mais pas du bonbon sucré que la NBA nous offre. Plutôt de celui dont on ne parle pas assez mais qui est, sur pas mal d’aspects, à l’origine de celui dont on parle le plus. De manière sérieuse ou non, dans l’analyse ou dans l’anecdote, au lieu de prendre comme sujets les superstars des parquets NBA, on parlera de vous, de moi, de nous tous sur les parquets bitumés de nos playgrounds préférés.

Pour la première de cette chronique dédiée au basket de rue, un sujet s’imposait de lui-même : le trashtalking. On n’a évidemment pas l’ambition, ni l’intention, de tout dire sur ce sujet, et on y reviendra souvent de manière moins sérieuse. Car, pour cette première, on prendra au sérieux l’aspect du basket qui, par excellence, ne l’est pas : le fait de parler, de déconcentrer, de lancer la meilleure punchline pour affirmer sa domination ou pour se défendre quand, niveau basket, c’était pas notre jour. 

Le prendre au sérieux : manière de parler. On ne fera pas une théorie du trashtalking, comme si on pouvait le formuler en quelques phrases toujours trop simplistes, le paralyser en quelques paragraphes. Ça serait de toute manière mal l’appréhender, lui qui apparait comme le dernier aspect un peu fou, proprement incontrôlable, où ce sont les egos qui s’affrontent et pas les joueurs de basket. Ce serait ne pas lui faire honneur, pour un site qui porte son nom, que d’en vouloir donner une définition stricte et rigide – aussi rigide que les règles qui, en NBA, tendent à l’interdire. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas essayer d’en dégager certains traits, et du même coup, lui donner ses lettres de noblesse. Et puis, comme on aime vous faire plaisir, on vous balancera une petite référence anthropologique pour donner du crédit au tout et faire que l’ensemble soit beau.

Car on prend souvent le trashtalking comme une manifestation extra-basket : qui n’a pas lieu d’être, qui dépasse le cadre strict du jeu. En un sens, on en fait parfois quelque chose d’indécent. Ce genre d’idée me semble typique de quelqu’un qui n’est jamais allé sur un terrain de rue. C’est sur un playground qu’on voit vraiment que, si en effet le trashtalking exprime sans doute une réalité plus profonde que le basket, il n’en fait pas moins partie intégrante. Parler fait partie du jeu : pas d’une manière directe, certes, mais il en fait partie quand même. Ce n’est pas seulement parce qu’on s’en sert pour déconcentrer l’adversaire, le faire sortir de son match, ou tout simplement pour montrer qu’on est le plus fort. C’est aussi parce que les règles du basket lui-même permettent, en quelque sorte, au trashtalking d’apparaitre. Là vous vous dites : où est-ce qu’il part le mec, il a fumé quoi. Je n’ai rien fumé du tout, merci de demander. Loin de nous l’idée de faire du trashtalk quelque chose de spécifique au basket : dans tous les sports, ou presque, il y a des formes de parlottes. Mais avouons qu’il n’y a que dans ce sport où tout bon fan se doit de connaître les grands trashtalkers ; que dans ce sport où, quand on arrive sur le terrain, on peut passer une après-midi à se faire gueuler dans les oreilles par un gars avec qui on va taper le tcheck à la fin. S’il y a quelque chose de spécifique dans le fait de parler sur un terrain de basket, c’est évidemment pour tout un tas de raisons, mais certaines doivent être liées au jeu lui-même.

Les non-connaisseurs disent souvent que le basket est un sport sans contacts. A ceux-là, on peut répondre un truc du genre : “Va défendre trente secondes sur Nikola Pekovic, et on verra bien comment tu encaisses un popotin de 67 kilos, tiens ». Trêve de moquerie : ce préjugé n’est pas totalement faux. Les contacts, quand ils existent, sont très réglementés, et dans certaines conditions bien précises, le simple fait de toucher l’adversaire est sanctionné comme une faute. Est-ce vraiment un hasard si dans un sport où, comparés à d’autres, les contacts sont plus faibles et réglementés, le fait de parler prend une importance si grande ? Sans doute que non. Car on peut considérer que le trashtalking est une manière particulière de réduire l’écart entre l’intensité physique et morale exigée par le jeu, et le peu de contacts dont on dispose. Cette idée ne semble pas tellement farfelue si vous êtes un adepte du trashtalking, ou mieux : si vous avez déjà répondu à quelques provocations. Imaginez-vous, un instant, en train de jouer contre un mec qui ne fait que parler. Sur le moment, ça nous énerve ; ce gars veut nous faire sortir du match, il veut qu’on lui réponde, ça crève les yeux. On a envie de monter d’intensité physique, même de lui mettre quelques coups. Mais ce n’est pas seulement notre qualité de basketteur qu’il attaque : c’est surtout notre ego. Et l’impossibilité, pour nous, de prendre la défense de notre ego de manière plus physique que d’habitude sans sortir des limites du jeu, nous incline presque naturellement à parler. Car que s’est-il passé si, après qu’on nous ait chambré, on répond en shootant sur la tronche du bonhomme ? Soit, on lui a répondu : mais bordel, on ne l’a pas touché. Est-on vraiment sûr qu’il ait senti notre ego, est-il vraiment certain qu’on ait totalement répondu ? En vérité, pas totalement. Une petite phrase placée au bon moment (“dans ta gueule” par exemple, pas besoin d’être original), et c’est notre ego qui parle. Et bizarrement, l’écart se réduit.

Gary Payton

source : ESPN

C’est en ce sens qu’on disait que le trashtalking fait partie du jeu, mais qu’il exprime en même temps quelque chose de plus profond. Il y a des circonstances du trashtalking, on ne parle pas n’importe quand et n’importe comment. Il faut apprendre à maitriser cet aspect du jeu, c’est le fruit d’une expérience. Finalement, une sorte de relation sociale un peu éphémère s’instaure en l’adversaire et nous. Pendant quelques instants, cette relation qui nous lie prend le basket comme prétexte. Mon équipe, son équipe, la victoire : tout cela s’efface un instant. Il n’y a que lui et moi, seuls : on s’affronte, non pas comme individus d’un collectif plus vaste (l’équipe, le basket, le sport), mais comme deux mecs placés, malgré eux, dans des positions antagonistes. Le basket est un lieu où nait une forme, peut-être unique, de relation sociale : le trashtalking, c’est-à-dire la possibilité déterminée dans des circonstances particulières, de se moquer d’un semblable, et de le faire de manière légitime. Attention, c’est maintenant qu’arrive le moment la référence scientifique qui fait plaiz’.

Au début du XXème siècle, certains anthropologues américains qui étudiaient des sociétés primitives, ont remarqué une forme particulière de relations récurrentes dans plusieurs sociétés différentes, qu’ils ont appelée “Joking relationship”, ou “relation de plaisanterie”. Ce type de relation particulière, qui apparait dans certaines circonstances assez précises, permet à un individu de se moquer légitimement d’un autre individu (de le railler, c’est-à-dire précisément, lui infliger un tort d’ordre social). Bien plus : il apparait que le sujet “moqué” peut, si l’individu en position “dominante” s’abstient de se foutre de sa gueule, s’offusquer de l’absence de moquerie. C’est une relation en apparence complétement asymétrique : un homme peut socialement se moquer d’un autre, celui-ci étant placé dans la position faible. Mais, ce qui est intéressant, c’est précisément qu’en un sens, il veut être moqué, il doit l’être, sa position sociale du moment l’oblige. Ne pas se moquer de lui, c’est ne pas respecter sa position antagoniste : c’est lui manquer de respect en niant son existence sociale, quand bien même elle consiste dans la position, en gros, du “dominé”. Et bien, le trashtalking n’est pas sans comparaison avec cette forme de relation : il n’y a qu’à voir cette manière particulière d’irrespect que constitue, parfois, le silence d’un des deux joueurs dans un moment de tension. Si un gars a commencé à parler, qu’un autre répond, et que le premier, après lui avoir shooté sur la tronche, se tait : alors il lui donne l’impression de ne pas prendre au sérieux cette relation particulière qu’il a fugacement eu avec lui. Il n’existe pas, même dans la position du plus faible. En ce sens, lui répondre, même un “dans ta gueule”, c’est lui montrer plus de respect que de s’en abstenir. Et aussi de manière amicale : avec des potes, les moments de trashtalk sont une marque de respect, et ne pas parler quand on en a vraiment l’occasion, c’est oublier le caractère fondamental des relations sociales – qu’elles sont aussi, d’une certaine manière, un jeu où nous sommes les pions.
Et dans tout ça, où est le rapport avec le basket de rue ? Tout simplement dans le fait que justement, le trashtalking exprime la part irréductible de relation sociale dans le basket – part tellement fondamentale que toutes les règles qu’on voudra inventer pour l’interdire n’y changeront rien et ne l’effaceront jamais totalement. Les relations sociales, on ne les apprend pas dans les livres. Il faut en faire l’expérience, et cette expérience, comme toute les autres, est une sorte de socialisation. 

Il ne faut donc pas s’étonner qu’on s’accorde à dire que la source du trashtalk est dans la rue. Elle ne pouvait pas être autre part. Le trashtalking, ça s’apprend sur le tas, il faut le vivre. Mais quant à savoir comment, au juste, on l’apprend : il n’y a qu’à passer quelques journées sur un playground fréquenté pour trouver la réponse.

Source image : création Amann pour TrashTalk


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