Pourquoi aime-t-on le basket de rue ? Petite réflexion aux abords d’un playground bordelais

Le 08 juin 2014 à 15:52 par Nathan

Jeudi après-midi. L’horloge affiche 15h et il fait beau. Le premier match des Finales NBA ne commencera que tard dans la nuit, mais moi j’ai déjà faim de basket. Cela va faire 5 ans que ma vie de basketteur se concentre dans ces longues heures passées à jouer sur un playground situé sur les quais de Bordeaux. Les circonstances sont idéales : j’enfile mes sneakers et je fonce au terrain.

Pour l’amour du Jeu

Il y a déjà du monde. Quelques touristes, des personnes qui profitent de leurs maigres vacances et, bien évidemment, des habitués. Il y a le pré-ado d’1m90 en échec scolaire, gentil comme tout mais qui, depuis presque 3 ans, passe le plus clair de son temps à taper la balle sur les quais au lieu d’aller à l’école. Il y a le jeune entrepreneur, qui vient faire quelques parties avant de quitter la ville pour un bon bout de temps. Il y a le commis de cuisine du resto d’à côté qui, à la débauche, veut transpirer encore plus – mais en s’amusant. Il y a des noirs, des blancs, des jaunes – des vieux, des jeunes, des maigres – des filles, des grands, des petits, des riches et des pauvres. Il m’a fallu du temps avant que j’en prenne pleinement conscience : le terrain de basket est, du moins à Bordeaux où la tendance est au communautarisme, l’un des rares endroits de mixité sociale et culturelle, avec le métro et le Mcdo. C’est comme si l’humanité toute entière pouvait, à l’occasion d’un jeu, dévoiler l’essentiel de sa richesse en s’incarnant dans quelques individus réunis, presque par hasard, autour d’un petit bout de terre.

Et c’est ce qu’on aime. Car il est parfois trop rare de rencontrer des personnes différentes de soi. Je dis bien “rencontrer” : dans la vie de tous les jours, l’inconnu est partout mais on l’évite, on ne le rencontre jamais, on ne construit rien avec lui sans qu’il perde aussitôt sa qualité “d’étranger”. A ce propos, le pick-up basketball est l’outil idéal. Rencontrer quelques inconnus et nouer des liens, parfois éphémères, parfois non. Vous arrivez sur le terrain, vous ne connaissez personne mais vous voulez jouer. Il va falloir construire une équipe : vous allez peut-être passer une après-midi avec quatre parfaits inconnus. Mais cela ne vous empêchera pas de taper 16 fois le check ou d’applaudir vos coéquipiers, comme si vous vous connaissiez depuis longtemps.

Streetball

Le charme du pick-up basketball

Car il vous faut gagner. En partie pick-up, l’équipe perdante sort du terrain immédiatement. Le lundi à 11H, ça ne pose pas de problème. Mais un samedi après-midi, il faut bien comprendre que, après avoir perdu, l’attente peut être longue, très longue. Donc, avec ces quatre inconnus, il faut construire quelque chose, et ceci implique certaines règles. La plupart de ces règles changent entre chaque terrain : il y a les playgrounds démocratiques (le dernier arrivé est prioritaire pour jouer, c’est l’attaquant qui demande les fautes), les plus académiques (c’est la défense qui annonce les fautes) ou encore les ghettos (pas de faute sifflée à moins qu’une trace suffisante de sang atteste rétrospectivement l’existence d’un contact), mes préférés si je veux juste passer une après-midi à prendre des coups. Ces différentes règles ont pour conséquence de produire toute une gamme de comportements chez les joueurs, lesquels agissent comme s’ils étaient sous le joug d’une punition. Inversement, d’autres règles sont universelles. On les retrouve avec la même forme dans la plupart des playgrounds à travers le monde. Elles ne sont pas explicites mais elles sont connues de tous, comme la base fondamentale sur laquelle il est impossible de revenir ; des sortes de conditions minimales pour que le basket puisse pousser.  Paradoxalement, jouer au basket dans la rue nous apprend au moins ceci : traiter les autres comme on voudrait qu’ils nous traitent. Gagner est important, certes – mais pas autant que d’être un bon coéquipier.

C’est pourquoi les joueurs les plus appréciés dans la rue ne sont pas nécessairement les plus forts, mais ceux qui arrivent à construire un collectif avec rien. Oubliez les systèmes complexes du basket académique, oubliez les mouvements millimétrés ou les plans de jeu évolutifs. Ici, avec un pick-and-roll et deux mouvements sans ballon on se prend pour Tim, Manu et Tony. Non, le basket de rue – par définition- se refuse à domestiquer le jeu : il veut revenir à l’état brut où des individus déjà faits doivent s’adapter entre eux, ici et maintenant, pour mettre plus de points que l’adversaire. Mais attention à ne pas se fier aux apparences. Un jour, on s’était tous mis implicitement d’accord pour ne pas faire équipe avec un presque quarantenaire tout maigrichon qui portait des chaussures de rando (parce que “on va se faire bouffer au rebond”), et on a constaté amèrement qu’il avait joué en Nationale 1 dans sa jeunesse – et que même en tongs il m’aurait sacrément crossé. D’ailleurs, inutile de dire que jouer sur un playground fréquenté, c’est inévitablement faire l’expérience du trash-talk. Il y a deux grandes sortes de trash-talking : la raillerie gentille qui sent bon l’esprit Coubertin, plus pour rire qu’autre chose. Et puis il y a le vrai trash-talk, celui qui sent l’esprit sportif quand même, mais de très loin – un désir de compétition voire de domination, celui qui s’installe doucement, qui met en tension les joueurs et qui alourdit l’ambiance. Parler fait partie de la culture dans un cas, mais dans l’autre cela devient inhérent au jeu. Règle d’or : jamais la deuxième sorte de trash-talking au sein d’une même équipe, car c’est l’implosion assurée. Par contre, la première sorte est fortement conseillée.

Et si tout se passe bien, alors c’est l’extase. J’ai vécu des joies intenses lorsque, comme par enchantement, la magie du jeu opère. Le jeu à l’état sauvage, comme si on revenait à un état de nature du basket-ball, comme si nous étions tous les fruits d’un seul arbre : une harmonie spontanée entre coéquipiers, des moments de profondes complicités, un sens partagé de la compétitivité et de l’effort. Quelques instants où cinq inconnus construisent quelque chose – oh, pas grand chose certes, mais suffisamment palpable pour que ce petit quelque chose devienne, dans les jours qui suivront, le moteur ou la première impulsion pour se décider à mettre un short et y retourner.

terrain

I want to be like Mike

On m’a donné pas mal de surnoms. Sur le terrain, tout le monde en a un. Il peut durer une après-midi ou dix ans, mais une chose est sûre : on ne choisit jamais son propre aka. Je suis passé par  la Perforeuse, Mister Clutch et même Lucky-Luke un des rares moments où mon shoot voulait bien envoyer autre chose que des parpaings. On m’a même surnommé “TP” pendant une après-midi parce que j’avais eu la chance de rentrer un floater. Ne vous méprenez-pas : je n’ai rien de Lucky-Luke et encore moins de Tony Parker. On peut mesurer 1 mètre 60, avoir un shoot en carton et faire du rugby, on vous surnommera Dirk Nowitzki si vous avez mis un fadeway sur une jambe. Il suffit d’un rien pour qu’on soit comparé à une de nos idoles. Bien plus : pendant quelques heures, aux yeux d’une quinzaine de personnes, en effet j’étais bien Tipi. Je jouais dans une équipe pas trop mal, avec Dennis Rodman en pivot et Myke Tyson en ailier.

Sur le playground, entre moi, un autre et LeBron James, l’écart de 30 centimètres et de 50 kilos n’existe plus ; le fossé de 5000 kilomètres et de 50 millions de dollars qui nous sépare s’efface le temps d’un instant. Mettre un trois points, servir un coéquipier, perdre ou gagner : au fond, comme lui, je fais tout ce que je peux pour jouer de la meilleure des manières au sport que j’aime. Sa puissance est peut-être plus grande que la mienne, soit. Mais comme lui, je m’efforce de faire tout ce qui est en ma puissance. Il faut fréquenter régulièrement les playgrounds pour se rendre compte à quel point le basket académique trouve sa source dans la rue, d’un point de vue technique mais aussi culturel – même si, bien sûr, pas mal de choses séparent maintenant deux mondes qu’on tend, en vain, à rendre imperméable l’un par rapport à l’autre. Un superbe documentaire dont on a fait la critique il y a presque un an essayait d’approfondir les rapports entre le streetball et le basket tel qu’il se joue en club, et ces rapports sont profonds. A ce propos, quelque chose m’a toujours frappé. Lors d’un match NBA, les moments de trash-talking, où les égos s’affrontent enfin hors du cadre strict du jeu, ces moments je les adore. J’ai l’impression d’y retrouver quelque chose que j’aie vécu, comme si ça pouvait être moi sur le parquet du Garden, en train de gueuler. Mais, sur le playground, ce que j’aime le plus ce ne sont pas les moments de trash-talk (car ils forment l’atmosphère générale) mais les courts instants où, animés par une alchimie mystérieuse, les joueurs font circuler la balle en ne pensant qu’au jeu, rien qu’au jeu : trouver le moyen le plus efficace de mettre la balle dans le panier. Paradoxalement, ce que je cherche dans le basket académique, c’est sur le playground que j’en fais la plus profonde expérience ; et ce que j’adore sur le playground, je ne l’apprécie jamais autant que lors de ces moments où il transpire au milieu des parquets bien lustrés du basket professionnel.

Après 4 heures de jeu, je décide de partir. Il y a eu quelques bons moments mais l’impression finale est plutôt mitigée. Le sentiment est d’ailleurs toujours différent à la fin d’une après-midi comme celle-là. Mais ce qui reste intact, c’est la douce impression de faire partie d’une communauté. Non pas d’une communauté fermée, avec une structure explicite, rigoureusement codée par des comportements précis qu’il faut adopter. Mais un groupe abstrait, un peu aérien, où le lien qui nous unit est solide et en même temps impalpable ; indéfinissable mais tellement concret qu’il me convainc de penser que, cette nuit à l’occasion du deuxième match des Finales – en voyant les Parker, les Wade et les James – en un certain sens je vais, moi et mes potes du playground des quais, nous regarder jouer.

Sources images | broaklyn.com ; hoopslife.com

 


Tags : Streetball